Avec Le Silence, le maître américain se livre à un époustouflant exercice romanesque. Cérébral mais hypnotique, anxiogène et génial.
Le dernier DeLillo. Il est court, une centaine de pages, à peine, ou est-ce seulement une illusion d’optique, une image fausse, brouillée, que m’impose une puce sous-cutanée, combien de pages vraiment, et est-ce que ça importe vraiment quand la langue est devenue folle, parasitée par mille mots flottants, Zeitgeist viral sans attache, « cryptomonnaie », « shutdown », pardon, je dois me taire, mais il ne reste que ça, parler, parler, quand, comme Diane, Max, Martin, Jim et Tessa, en 2022, le jour du Super Bowl LVI, on se retrouve face au noir. Plus d’images sur l’écran géant de Max et Diane, plus de retransmission du Super Bowl, plus de portable, black-out technologique, et des secousses, un atterrissage chaotique pour Jim et Tessa, les amis qui arrivent à New York, en avion, pour regarder avec eux le rituel du football américain. L’avion : tous ces « gens endormis, emmitouflés dans les couvertures de la compagnie aérienne », le défilé des kilomètres, des heures et des températures sur les écrans. La clinique où font étape Jim et Tessa, le temps d’un pansement et d’une scène de sexe dans les toilettes : « et ils commentèrent ce qu’ils étaient en train de faire, le comment, le où, et le quand, émettant des suggestions, des conseils, et se retenant de rire, pendant que son corps descendait le long du mur et qu’il verrouillait les genoux pour maintenir la distance et le rythme ».
L’appartement de Max et Diane, où ils finissent par se retrouver tous les quatre, avec l’écran noir, avec Martin, le cinquième, obsédé par Einstein, et qui parle, parle, débite tout le répertoire des spéculations paranos sur le « shutdown » qu’ils sont en train de vivre, puis ce sont les autres qui parlent, parlent, se racontent, « ce qui m’amène à dire qu’il est temps de la boucler, Tessa », s’intime Tessa à elle-même, et moi aussi je la boucle. Le style de DeLillo, sans doute le plus grand orfèvre de la phrase anglo-saxonne, c’est du bourbon, celui peut-être que boit Max. Capiteux, irrésistible, au point qu’on se prend à le marmonner tout seul (et que le critique, mea culpa, se prend à le pasticher…). Une géniale dérive verbale où tout notre monde s’abîme. Les réseaux, le numérique, les écrans – out. L’Histoire, faite par et pour les hommes – out, annulée par la parano et le complotisme. La société – out : plus que des foules. Le couple : idem, car la maison n’est-elle pas « ce lieu, finalement, où ils deviennent invisibles l’un à l’autre, se croisent, disent hein quand l’autre ouvre la bouche, conscients, seulement, d’une forme familière qui fait du bruit pas loin » ? Les dimensions du Silence en font un haïku au regard d’Outremonde. Rien d’étonnant pourtant si Finnegans Wakeest cité par Diane : comme l’œuvre-monstre de l’Irlandais, celle de DeLillo est portée par l’énergie de la langue. Énergie noire, qui dissout tout. Mais n’en finit pas de persister. Autonome. Comme la poésie, portée à son point d’incandescence, est pur langage. Don DeLillo, le génial romancier est sans doute aussi l’un des plus grands poètes américains.
Don DeLillo, Le Silence, traduit de l’américain par Sabrina Duncan, Actes Sud, 112 p., 12 €