Nous en étions restés à l’admirable Jeux de dames paru en 2017 aux mêmes éditions de La Table Ronde. Thierry Dancourt est un écrivain qui aime prendre son temps entre deux romans comme à l’intérieur de chaque roman. Par la disposition de quelques faux-semblants pour commencer. Que Cécile s’en aille ici rejoindre son amant dans une station thermale suisse à l’abandon annonce-t-il un drame bourgeois ? Non, trop facile. Que le gardien des lieux désertés s’y livre à d’étranges parties de cache-cache réveille-t-il le souvenir de Shining ? Encore non, trop convenu. Par la haute définition des atmosphères ensuite. L’action ne se développe et ne se déplace, de Suisse en France et retour, des années soixante à l’Occupation, qu’une fois poétiquement située dans un cadre dont l’évocation suffirait presque au bonheur de lecture : « La lune répand une lumière qui ôte à toute chose sa couleur, un peu de sa matérialité, et l’on se croirait dans un rêve. Arrêtée à l’aplomb des sommets aux neiges éternelles, et de la même brillance qu’eux, elle semble s’en être détachée, insolite morceau des Alpes flottant dans le ciel… » L’auteur en tire d’ailleurs l’un des effets les plus saisissants du récit lorsque la nature persiste à déployer ses splendeurs en toute indifférence pour le sort d’hommes et de femmes bientôt exterminés par les nazis : « Le paysage, magnifique, est éclairé par un soleil de fin d’après-midi qui se faufile parmi les arbres, rampe sur la neige en la teintant de rouges et d’orangés. Superbe, aussi, la voûte bleu nuit d’un ciel limpide, sans nuages, que l’on entrevoit par intervalles, au gré des trous dans la canopée, et où s’accroche un fin croissant de lune dont l’arc rappelle une parenthèse ouverte, mais non refermée, image des temps à venir. »
Silence radio impressionne aussi en renouvelant le tour de force accompli dans Jeux de dames, déjà cité, à savoir introduire entre les lignes, sans avoir d’abord trop l’air d’y toucher, le thème caché d’un roman d’espionnage. Les rouages d’une secrète intrigue se mettent en branle sans que les personnages n’émergent jamais entièrement des brumes d’une prose qui en estompe les contours pour mieux leur donner vie. John Le Carré et Patrick Modiano ont un fils, comment l’appellent-ils ? Thierry Dancourt ! Lequel écrit comme on dessine sur une vitre embuée des formes promises à l’évaporation. Ainsi de ces parages du seizième arrondissement parisien : « En face, rive gauche, du côté d’Issy-les-Moulineaux, l’usine Citroën a fait place à une étendue disparate, floue, qui juxtapose terrain vague, centrale électrique, maisons en déshérence, et que délimite la ligne de chemin de fer. Le manteau mauve se réduit peu à peu à une tache colorée, quai du Point-du-Jour. » Ainsi de Ferrare où se retrouvent plusieurs protagonistes vers la fin du livre : « La lumière était mauve. Le brouillard tombait lourdement, il semblait tout aspirer : les sons ambiants, le bruit des pas, celui des voix, l’espace. Ici, il pouvait être si dense que les gens finissaient par se perdre dans leur propre ville, ne retrouvaient plus leur maison. » Le temps passe, les passions retombent, les souvenirs s’estompent, résistants et collabos (entre lesquels se répartit le casting du roman) poursuivent leur combat à la vie, à la mort entre les pages des livres d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et « Après notre passage, le sable mouillé efface aussitôt, de lui-même, les traces de nos pas. Tout s’effacera, tout disparaîtra : toute trace de nos pas, toute trace de nos combats. » Avant liquidation, avant extinction des ondes, tant qu’il reste un écrivain capable d’émettre et un lecteur de capter, réglez votre transistor intime sur la fréquence de Silence radio.
Silence radio, Thierry Dancourt, La Table Ronde, 240 p. 18,50 €