Une belle expo rappelle que la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois est le bastion des Nouveaux Réalistes. Et que ceux-ci furent de précieux agitateurs.
Il y a certaines œuvres, et non des moindres, qui « sentent la sueur » notait Flaubert, dont l’odorat robuste et gourmand s’enchantait de ces forts effluves. Et c’est le même parfum, âcre et exaltant, que je crois sentir flotter chez Georges-Philippe et Nathalie Vallois dans cette expo en forme de chambrée des meilleurs fusils (au figuré comme au propre : Niki de Saint Phalle est de la partie) du Nouveau Réalisme : Rotella, Hains, Raysse, César, Arman… Et si ça transpire, c’est parce qu’on n’est pas là pour rigoler, ou, plus exactement, qu’on rigole sans doute bien (les Nouveaux Réalistes ne sont pas exempts d’humour), mais qu’on est au front : on se bat, on cogne, on monte à l’assaut.
A balles réelles : Niki de Saint Phalle et Tir Avion, qui fait de la guerre un jeu d’enfant, et vice-versa, combinant le pittoresque de la scène de genre (petite fille, fleurs, jouets) et l’irruption, l’éruption, de la violence mécanisée, métallique – bombes et jets.
A coups de baïonnettes, ou presque : Marilyn (Mimmo Rotella), est, sur un fond bleu (prélude à la nuit ?) un portrait déchiré de la star, non pas en petits carrés, mais en estafilades. Les affiches mal cicatrisées, mutilées, des lacérations, on les trouve aussi, naturellement, chez Villeglé, par exemple en tandem avec Hains (M, qui résout un chaos de fragments en une étendue noir, date de 1949 mais, à l’étiquette près, est déjà totalement nouveau et réaliste…).
Mais les maillots de corps imbibés de transpiration n’attestent pas seulement la pugnacité, ou la débauche d’énergie vitale, celle-ci fût elle cruellement destructrice. Flaubert, encore : « les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge ». Il ne s’agit pas seulement d’olfaction, mais aussi de vision – et, l’odeur de poudre dissipée, le choc joyeux des collisions et des charges passé, je regarde de plus près ce que le linge, pardon, les affiches, mais aussi le fer soudé de César, la toile trapézoïdale et rehaussée d’une fleur jaune de Martial Raysse, révèlent. Et il s’agit moins de biceps noueux de portefaix que de points où se nouent des angoisses et des interrogations qui touchent au métaphysique, à l’ontologique, et autres gros mots qui sentent un peu la sueur théorique, mais qui seuls peuvent dire cette puissance de dévoilement.
Ainsi La Grande Duchesse, la sculpture de César. Complexion de fer, allure de machine duchampienne sortie un peu brute de décoffrage de l’atelier, mais pourquoi est-elle affublée de ce titre ? Quel est le raccord, ou le discord, entre les mots, les titres (d’œuvres, nobiliaires), la mécanique, la figuration humaine ? La pièce est de 1955, on est au lendemain du pic (ou plutôt du gouffre) de déshumanisation du XXe siècle… Les artistes ne sont pas nécessairement des sismographes de leur temps, soit, mais les doutes, les soupçons et les subversions suscités par La Grande Duchesse sont aussi d’ordre esthétique (ainsi, le fer soudé est-il digne de l’art de la sculpture ?).Et c’est bien ce que font les Nouveaux Réalistes : remettre en question, mettre à la question l’œuvre d’art. La Rose jaune (1964) de Raysse est un portrait de femme, mais il renonce au support rectangulaire (un trapèze, disais-je) et pique une fleur dans la bouche de sa pin-up. Alors, moi là-dedans, le visiteur, je regarde quoi ? Le visage humain ? Cette incongruité qu’est une fleur bien réelle (mais artificielle, sans doute) sur un tableau ? Les contours – obliques, de guingois – de ce même tableau ? Et d’ailleurs, est-ce qu’on peut encore parler de tableau ? Toutes ces questions-là, les avant-gardes les ont agitées tout au cours du XXe siècle. Mais peut-être n’ont-elles jamais transpiré avec autant d’évidence et de force que chez les Nouveaux Réalistes…
Exposition Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel, galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, jusqu’au 24 juillet
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