C’est l’une des riches curiosités du festival ManiFeste, les « musiques-fictions » de l’Ircam. Plongée dans un univers au carrefour du romanesque et de la musique.
La musique et la fiction entretiennent des liens souterrains qui, s’ils sont parfois oubliés à notre époque, n’en finissent pas de faire naître de nouvelles formes. Ainsi ces « Musiques-fictions » conçues par l’Ircam depuis 2020. L’idée est simple : choisir un texte de romancier contemporain, l’associer à une création d’un compositeur, et l’offrir en écoute immersive au public grâce au dôme ambisonique l’Ircam. À l’écoute, il est frappant comme la musique bouleverse la fiction, comme elle s’instaure en centre lumineux de cette création, aussi théâtrale que musicale. Il n’est question ni pour la littérature de donner corps à la musique, ni à la musique de bercer la fiction, mais d’atteindre un troisième lieu sonore. Cette année, trois romancières sont ainsi mises en musique ; la première, Marie NDiaye, s’avérait incontournable, puisqu’elle est sans doute la plus musicienne des romancières contemporaines, par cette virtuosité du rythme qu’elle exprime une nouvelle fois dans Un pas de chat sauvage, fiction consacrée à la musicienne Maria Martinez. Le compositeur Gérard Pesson et l’actrice Jeanne Balibar s’emparent de ce texte.
La deuxième, Lydie Salvayre est associée à la compositrice Florence Baschet. Et la troisième création, la plus longue, près de deux heures, se fonde sur l’épopée matérialiste qu’est Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal mise en musique par Daniele Ghisi, jeune compositeur italien. L’infime travail de broderie, l’imaginaire musical, et la puissance rythmique que suppose cette « musique-fiction » ne se révèle qu’à l’écoute.
Au cœur de la création, trois voix : Marie-Sophie Ferdane, Laurent Poitrenaux, François Chattot. Une distribution de rare qualité dirigée par Jacques Vincey. Le travail d’acteurs, si propre aux fictions radiophoniques, est ici intact, et inséré dans la musique. Les voix ne sont pas simplement juxtaposées, mais superposées, enfouies dans ces strates de conscience, de narration dont la savante confusion prend peu à peu de l’ampleur grâce à la musique.
Au cœur, la « naissance du pont », c’est-à-dire l’aventure humaine et architecturale de la construction collective. L’écriture, hyperréaliste jusqu’au poétique, se développe dans un imaginaire de chantier. Première évidence : la musique de Ghisi libère la musique de Kerangal. Sa langue en est exaltée, et les sons du roman, les sirènes, les marteaux-piqueurs, les discussions, cette richesse de détails prend vie.
Mais ce chantier dans la musique de Ghisi se développe en couleurs. Cette « usine à ciel ouvert » acquiert dans l’immersion musicale, des teintes fantasmagoriques. Et c’est bien là ce que la musique libère de la fiction : les fantasmes engendrés par les mots si choisis de l’écrivain. Ainsi la paradoxale humanité qui vibre dans ce récit, ces hommes au travail, « cigarettes au bec, les enfants jouant dans le fleuve, le désir d’un homme pour une femme, « la forêt viscérale », l’air de la soirée, « d’une incroyable douceur », le café que boivent les villageois. Qu’entend-on de « cette petite société assiégée par l’histoire » ? La fantasmagorie humaine qui nourrit la grande fiction, comme la grande musique.
Musiques-fictions, vendredi 25, samedi 26 et dimanche 27 juin, Centre Pompidou, grande salle. Festival ManiFeste.
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