Saluons l’heureuse initiative de la galerie Nathalie Obadia qui consacre une extraordinaire expo à un peintre tout aussi extraordinaire : Roger Edgar-Gillet.
Julien Gracq, dont la langue dense, gorgée du suc des mots n’est pas sans évoquer la matière copieuse, glèbe ou glaise, d’Edgar Roger-Gillet, aimait les « lignes de fracture (…), en diagonale ou en zigzag », reliant des talents « singuliers » au fil de l’histoire. Edgar Roger-Gillet (1924-2004) est de ceux-ci, lui qui, d’abord étiqueté abstrait, dans la mouvance des informels des années cinquante, opère au tournant des années soixante une conversion aussi significative que celle d’un Claudel (à qui la richesse charnue et pourtant spirituelle de sa pâte fait penser) : dorénavant, il se consacre à la figuration. Et sur la cartographie discrète de la peinture, Edgar-Gillet est un point de cette ligne brisée qui unit Goya et Fautrier, Ensor et les harmonies cuivrées de Zao Wou-Ki.
La peinture, pour Roger-Gillet aussi, est un combat avec la matière. Pour l’animer, l’embraser. Évangile de saint Luc, patron des peintres : « Je suis venu pour jeter le feu dans la terre ; et que désiré-je, sinon qu’il s’allume ? » Ici, c’est le fond doré, comme parcouru de pulsations vibratiles, d’un tableau sans titre de 1996-1997 ; là, c’est un mur ocre, où les ombres et les zones éclaircies débattent dynamiquement (La Grande Bigote, 1 977). Et il y a surtout Les Apôtres (1 998), rassemblés, avec la rigueur d’une composition classique, en un groupe curviligne qui occupe la moitié inférieure de l’image. Le reste, c’est une irradiation, une fabuleuse vapeur blonde où ont lieu mille petits sauts d’intensité colorée, entre l’or, le blé et le blanc. Et c’est l’énergie de cette phosphorescence qui dicte l’organisation de la toile, qui délimite l’espace en arc de cercle occupé par les humains (et par le Christ, au centre, source de cet incendie mais aussi homme). C’est la lumière qui, très littéralement, définit les contours de notre monde. Edgar Roger-Gillet pensait-il à cette phrase de Rodin : « toute chose n’est que la limite de la flamme à laquelle elle doit son existence. » ?
Même sa Mise au tombeau de 1969, moins peinte, semble-t-il, que modelée dans l’épaisseur de la peinture, dit ce mouvement brûlant, vital : la lumière qui marbre les cieux est sale, étouffante, mais elle est lumière toujours, et d’elle au corps du Sauveur, semé des mêmes marbrures, il y a comme une transfusion. Promesse de ce retour à la lumière du jour qu’est la Résurrection.
Même cette veine caricaturale, grinçante, qui court dans toutes les toiles, déforme les visages (La Grande Bigote) ou les calcine (La Piscine, 1 970) comme s’il les passait au chalumeau, cherche l’étincelle vivante dans la matière. Le dévotieux curé de La Grande Bigote, que le titre railleur féminise, a beau avoir des traits liquéfiés de cadavre, la bouche s’ouvre dans un chant d’exaltation, de joie. Et les corps d’endive de La Piscine sont bien laids, bien blafards – mais regardez ce que raconte l’espace du tableau, comment, de l’obscurité des fonds à la piscine du premier plan, se produit un éclaircissement des chairs. Comme une régénération lumineuse.
Exposition Roger Edgar-Gillet, du 12 juin au 24 juillet, galerie Nathalie Obadia
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