Deuxième roman de la Portoricaine Mayra Santos-Febres traduit sous nos latitudes, La Maîtresse de Carlos-Gardel se lit comme un chant magique. Et dangereux…
Chez la Portoricaine Mayra Santos-Febres, les voix sont des fluides, des liquides. Elles s’infiltrent et s’écoulent sans cesse, passent des uns aux autres, les personnages ne sont pas des contenants étanches, plutôt des canaux ou des voix d’eau, aucune voix n’est singulière.
La narratrice, Micaela, au déclin de sa vie, tente de restituer, malgré les incertitudes et les épanchements de cet autre fluide capricieux qu’est la mémoire, un épisode de sa jeunesse. Ces quelques jours où la petite Portoricaine, étudiante infirmière, assistante occasionnelle d’une grand-mère guérisseuse, fut la maîtresse d’une grande voix, Carlos Gardel, l’étoile internationale des chanteurs de tango. Qui, au cours d’un presque mois de voluptés, restituées dans une langue à la sensualité crue et fiévreuse, dévide son histoire à la narratrice. L’enfance à Buenos Aires du petit Français, natif de Toulouse ; la mère, toujours en filigrane, présence sacrée et obsédante ; le jeune homme qui fraye avec toute une faune interlope ; l’ascension de l’immense chanteur de tango ; Paris, New York, le cinéma, mais aussi les compagnons de scène, l’usure, les rivalités… Les voix de Micaela et de Carlos se fondent et s’entremêlent pour raconter l’histoire de l’homme.
Cette biographie à deux voix, comme un canon, est le premier versant de La Maîtresse de Carlos Gardel. Mais Mayra Santos-Febres ne s’y limite pas. Le livre semble se dédoubler, devenir une rêverie sur la science, sur la botanique. Et sur le « cœur de vent », cette plante aux mirifiques propriétés, salutaire contre les symptômes de la syphilis dont souffre Gardel. Mais pour que sa vertu opère, il faut une prière. Une parole, qui là encore n’est en propre à personne, mais circule le long des rameaux des générations. Ecoutons la grand-mère, Clementina, psalmodier, s’adressant à la plante merveilleuse : « Ta gardienne, Clementina de los Llanos Yabo, fille de Clementina Yabo, petite fille-de Julia Yabo, descendante de Maria Luisa Yabo, te demande de t’éveiller et d’agir ». Les voix de toutes les aïeules, les prières qu’elles-mêmes ont prononcées, confluent dans les mots proférés à ce moment.
A ce savoir littéralement ancestral s’oppose un autre mode de connaissance que Micaela, nourrie de ses études, de ses lectures, fait entendre. C’est la science occidentale, médecine et biologie, avec ses taxinomies, sa rigueur rationnelle qui pèse, mesure, compte. C’est une autre voix, impersonnelle, neutre. Foncièrement étrangère lorsque Micaela la fait retentir dans les pages du livre. Cette science-là, incarnée par la doctoresse pour qui Micaela travaille, cherche à s’emparer des savoirs traditionnels. A soutirer à la grand-mère le mode de préparation qui fait du « cœur de vent » une telle panacée. Quel rapport avec Gardel ? Il tient en un mot : aliénation. Car la voix de Gardel est à l’image de la science occidentale, elle s’approprie l’auditeur : « Gardel a chanté Yira. Il a chanté Caminito et Rencor, il a chanté El dia que me quieras. Leur écho grandissait étrangement dans ma poitrine, qui était à la fois celle de Gardel, sa gorge, son souffle. »
Mayra Santos-Febres, La Maîtresse de Carlos Gardel, traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo, Zulma, 320 p., 22,50€