Avec Gagarine, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh réinventent l’imaginaire du film de banlieue à la française. Et réalisent enfin l’anti Les Misérables. Portrait de deux cinéastes voyageurs.
Gagarine, le premier long-métrage de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, contient une vision dont je suis certain de me rappeler toute ma vie : celle de la cité Youri Gagarine d’Ivry, trois-cent-soixante-seize logements, treize étages, transformée en vaisseau spatial. Imaginez une barre d’immeubles des années soixante voguant à travers le cosmos tandis que l’un de ses habitants, vêtu d’un scaphandre, tournoie en apesanteur dans ses couloirs. La vision est d’autant plus saisissante que le film de banlieue à la française, genre dont La Haine fixa les canons dans les années quatre-vingt-dix, nous a davantage habitués aux images convenues qu’aux visions cosmiques. Rappelons ce que Jean-Christophe Ferrari écrivait dans Transfuge au sujet des Misérables de Ladj Ly : « eh bien Les Misérables c’est précisément les images que les cameramen de BFM auraient adoré tourner, c’est les images que ses commentateurs auraient adoré gloser. Une bavure policière, un petit garçon noir tuméfié, les Frères Musulmans qui s’interposent entre les flics et les gamins des cités, vous imaginez la manne télévisuelle ? ». Or une vision propose précisément quelque chose de différent des conventions qui régissent les images télévisuelles et les films qui s’en inspirent. Une convention ne nous agit pas, elle nous conforte dans nos préjugés, alors qu’une vision, elle, a le pouvoir de nous faire voir le monde autrement.
L’appel du large
« Nous avons voulu décaler le regard qu’on porte sur les banlieues » m’expliquent Fanny Liatard et Jérémy Trouilh quand je les rencontre dans une brasserie du IXe arrondissement de Paris. Baskets, perfectos, pantalons trop larges, on dirait deux étudiants. Elle, châtain avec de grands yeux bleus, lui, brun, barbe de trois jours. S’ils se disent mal à l’aise avec l’exercice promotionnel qu’ils découvrent, ils parlent avec enthousiasme de leur travail, chacun enrichissant les propos de l’autre. Quand Fanny commence une phrase, Jérémy la termine avec un léger accent du Sud-Ouest mais jamais ils ne s’interrompent l’un l’autre. De vrais amis, ça se sent tout de suite. Leur goût du décalage et du décentrement leur vient de loin : tous deux nés en 1987, ils se rencontrent le premier jour de leur intégration à Science Po Bordeaux. « Nous étions de bons élèves, heureux d’apprendre mais nous n’avions aucun plan d’avenir. Nous ne pensions pas au cinéma. ». Leur amitié est instantanée, un coup de foudre en partie lié au fait qu’ils partagent l’appel du large transmis par leurs aînés. Elle, dont les grands-parents vivaient dans les quartiers nord de Marseille, a un père ingénieur installé près de Grenoble et amoureux de la randonnée, « toujours prête à poser son sac de couchage n’importe où. ». Lui, originaire de Pau, avec un père issu d’une cité avoisinante, a passé son adolescence à suivre sa mère divorcée dans de nombreuses contrées, notamment en Irlande. Cette volonté de faire un pas de côté pour mieux regarder le monde, ils la mettront en pratique lors de leur deuxième année d’études, en voyageant, pour l’une au Pérou, pour l’autre en Colombie. Malgré la distance et les contraintes, Fanny et Jérémy parviennent à se retrouver sur le continent Sud-Américain, où ils découvrent ensemble le « réalisme magique ». Les visions oniriques de Gagarine sont nées sur le territoire de Gabriel Garcia Marquez où, comme l’explique Fanny « n’importe quelle conversation peut d’un instant à l’autre devenir mystique là où tout est souvent trop cartésien en France. ».
Quelques années après leur retour en France, après d’autres voyages aussi, ils découvrent grâce à des amis architectes la cité ouvrière Gagarine d’Ivry. Dès qu’ils la voient, les deux globes trotters partagent une même vision : ils voient l’immeuble en forme de vaisseau spatial. « Ou de navire » ajuste Jérémy. Immédiatement, elle – diplôme de scénario en poche obtenu après Science Po, lui – master en documentaire à Lussas -, écrivent en deux jours un court-métrage sur ce symbole des utopies sociales du début des années soixante sur le point d’être démoli. « Ces immeubles symbolisaient la joie d’habiter enfin une cité chauffée avec l’électricité. Ainsi que l’espoir d’une vie meilleure comme l’attestent les images du jour où Gagarine est venu en personne inaugurer la cité en 1963. Les gens étaient en liesse. Dès qu’on a découvert ces images, on a tout de suite voulu les montrer. ». Les deux rêveurs imaginent ensemble un film qui tiendrait à la fois du documentaire et du réalisme magique. Malgré le peu de moyens, mais grâce à la coopération d’habitants très impliqués, Gagarine, le court-métrage, rencontre un succès inespéré au point que très vite on leur propose de réaliser un long. Entre-temps, ils fabriquent d’autres courts avec des habitants, des gosses de Gagarine. « Tous les mômes à qui l’on parlait, avaient des rêves atypiques, confie Fanny. Mais malheureusement la représentation habituelle des cités – toujours liées à la violence – les enferme dans des imaginaires restrictifs. On a voulu les décomplexer en créant un autre type de personnage afin qu’ils puissent sortir de ces étiquettes. On a par exemple rêvé un héros doux, rêveur et enfantin. ».
Un nouvel imaginaire
C’est ainsi que peu à peu, enrichi par ces rencontres, Gagarine devient l’histoire d’un jeune homme qui se bat avec des bouts de ficelles, aux côtés d’une jeune fille rom et d’un dealer un peu derviche tourneur, pour éviter la destruction de la cité. Youri retape, construit, cherche à convaincre ses voisins de l’aider. Quand ceux-ci sont délogés, seul dans la cité fantôme, il bâtit un compartiment spatial. « Toute la difficulté consistait à filmer du point de vue de Youri, être dans sa tête et plonger dans son regard. Peu à peu, son intériorité faite de rêves spatiaux déborde et contamine la cité et le film entier. ». Afin d’inventer les visions de leur personnage, ils s’inspirent des formalistes de l’Est : autant Bela Tarr que Tarkovski, Kieslowski, Balagov et Zviaguintsev. « Ces auteurs possèdent la grâce absolue, explique Fanny. Il nous fallait concilier nos ambitions visuelles avec notre désir que l’image soit toujours vivante. Nous avons beaucoup pensé à Carax qui a le don de rendre vivant tout ce qu’il filme. ».
Autre vision précieuse proposée par le film, peut-être la plus émouvante : un SOS de lumière jaillissant en morse des dizaines d’appartements d’un étage entier de la cité, sous les yeux ébahis de ses habitants. « Pour filmer cette scène, nous nous sommes inspirés de plasticiens, comme Olafur Eliasson qui a travaillé sur High Life de Claire Denis. Ce SOS lumineux, c’est l’appel d’une cité en détresse. Il y avait cent cinquante habitants placés sous une caméra montée sur grue qui adressaient leurs adieux à Gagarine. On espère que ce film constituera pour eux une archive précieuse. ». Aujourd’hui, Fanny et Jérémy ambitionnent de réaliser un documentaire sur la banlieue. Ils s’intéressent aux questions d’urbanisme, notamment à la manière dont les architectes tâchent de prendre en compte les questions environnementales. Je prends beaucoup de plaisir à discuter avec ces jeunes gens rêveurs et dépourvus de cynisme qui n’ont rien de naïf pour autant : « nous mesurons parfaitement la responsabilité des pouvoirs publics dans l’abandon de la plupart des projets utopiques. ».
Gagarine est un poème visuel mettant en parallèle le destin d’un jeune homme abandonné par sa mère et celui d’une cité HLM délaissée par l’État. Exactement comme leur héros, avec l’enthousiasme et l’ambition siphonnée des explorateurs, quelques bouts de tôles et beaucoup d’imagination, ces deux amis ont réussi à redistribuer les cartes de l’imaginaire de banlieue du cinéma français.
Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, avec Alséni Bathily, Lyna Khoudri, Finnegan Oldfield… Haut et Court, sortie le 23 juin.