Le dernier Hubert Haddad est une somptueuse rêverie, savamment composée, et un labyrinthe où il fait bon s’égarer.
On devient pythagoricien en lisant Hubert Haddad. L’oreille s’aiguise de page en page, la disparate des tons se fond doucement en un ensemble concertant, et, à notre insu, les phrases à la fois limpides et denses, cristallines et hiératiques, jouent leur propre musique des sphères, harmonisant le tournoiement de mondes qu’on croyait séparés par des abîmes intersidéraux : la mort et la vie, la lumière et les ténèbres, la légende et les tristes réalités.
C’est cette harmonie après laquelle soupire Malgorne, l’enfant sourd de Leeloo, cette mère dont on ne sait si elle fut folle ou esprit follet, et qui a disparu dans la mer qui assaille et érode la falaise sur laquelle se perche l’asile du docteur Riwald. Lequel garde l’enfant, et en fait, les années ayant passé, le gardien du labyrinthe boisé qu’il a conçu dans le parc de l’établissement. Un dédale bâti sur le plan d’une pièce musicale, le Petit Labyrinthe harmonique, un piège arachnéen où le médecin voit un outil thérapeutique. Et voilà Malgorne devenu « silentiaire au service [du] palais végétal » de Riwald, le voilà qui a trouvé sa place dans un triple écheveau social (il travaille, a des papiers), végétal (le labyrinthe n’a plus de secrets pour lui), mais aussi mythique. La présence obsédante du vieil océan comme dans un conte fantastique breton, les rêveries érudites que fait lever l’évocation d’un labyrinthe : tout cela enveloppe l’histoire de Malgorne. Mais il souffre toujours de son essentielle dysharmonie : il n’entend pas le monde, n’est pas en accord avec ses vibrations sonores, ignore ce que celles-ci peuvent bien révéler.
Et puis il y a Peirdre, « dans sa demeure haut perchée dite du Bec-de- l’aigle, un ancien sémaphore aménagé en villa de plaisance ». Peirdre, la jeune fille et ses morts : sa mère, un frère, une amie. Et son disparu bien vivant : un père capitaine, mari trahi, qui n’a jamais voulu revoir son enfant. Peirdre des douleurs… et des rêves, où chaque nuit elle retrouve les corps de ses trépassés et de ses absents. Harmonie délicate, douloureuse, que celle qui ainsi réunit les spectres et les vivants, interstice intenable, comme un accord impossible, entre le néant et la vie. Peirdre et Malgorne et comment ces deux lignes mélodiques vont se conjoindre, voilà la partition de La Sirène d’Isé. Mais ce n’est qu’un mouvement au sein d’une composition plus ample, dont l’instrumentation est celle, imposante, des éléments : « face au domaine, lointainement, sous les miroirs courbes du ciel, tout en tous lieux s’amasse et se creuse, se bouscule et tournoie. L’océan bleu nuit parcouru d’orages de lumière se rappelle soudainement à lui comme mille et mille sombres dos d’orques ou de squales bondissant entre les éruptions d’écume. » Harmonie de l’eau et du feu. Ces contraires, qu’on croyait irréductibles, se mêlent et se chevauchent, et on referme le livre sans trop savoir si on a été renversé par la masse d’une vague ou cloué par un éclair.
La Sirène d’Isé, Hubert Haddad, Zulma, 192 p., 17,50 e