Conte de femmes dans la Chine des années quarante, Love in a Fallen City révèle en Eileen Chang une Jane Austen moderne.
C’est une maison bourgeoise de la Chine des années quarante où se côtoient des silhouettes pâles appelées « les Demoiselles » et que l’on numérote – elles sont sept. L’atmosphère est celle d’un conte, brûlant de sa lumière intérieure, hermétique au temps qui passe. Planent des ombres immémoriales, sous lesquelles vibrent des tons carmin et jade. « La demeure des Pai avait quelque chose d’un palais des fées : lorsqu’un jour s’écoulait ici dans un souffle, mille ans s’étaient écoulés sur terre. ». La Sixième Demoiselle est fraîchement divorcée d’un homme violent et son nom est Lio-su. Elle est prise au piège de son aura, l’éclat d’une femme belle et encore jeune, enrichie par son précédent mari, redoutable rivale des Demoiselles restantes. Il était une fois cette femme, qu’un rien pouvait faire basculer dans l’opprobre. La moindre faut et c’est l’abîme du déshonneur. Si elle ne plaît à personne, l’ennui l’engloutira. Il existe un soupirant, Fan Liu-yuan, ciblé par les Anciens, qui pourrait bien épouser l’une des sœurs, mais l’on murmure qu’il a des exigences. C’est un monde où l’on ne donne évidemment pas le goût du jeu aux Demoiselles, qui ne dansent ni ne jouent au mahjong ; mais Lio-su se sont des velléités de parieuse et part à la rencontre du soupirant à Hong-Kong, sous la houlette de chaperons inquisiteurs. Putride atmosphère des sphères réactionnaires ! « Je suis parfaitement inutile », assure Lio-su. « Les femmes inutiles sont de loin les plus redoutables », répond Liu-yuan. Le dialogue aurait pu fleurir sur les lèvres des personnages de Jane Austen, chez qui les femmes doivent aussi escamoter aux yeux du monde leur profondeur d’esprit et leur désir d’amour. Cette Chine est aussi inventive en matière de carcans féminins que l’Angleterre victorienne. Avoir l’air bête et la peau blanche : les ères machistes ont en commun de préférer les oies aux femmes. Les contes, les romans victoriens et cette subtile chronique d’une Chine aux valeurs ancestrales sauvent ces peaux d’oie par des histoires d’amour ; les princesses brisent les sorts à coups de baiser. Impossible, pour Lio-su, d’embrasser Liu-yuan sans risquer de perdre sa réputation. Jane Eyre put vivre son amour à la faveur d’un incendie. Il faut un cataclysme pour répondre à la modernité impossible des héroïnes cousues vivantes dans le tissu social. La Guerre mondiale sera le remède corsé au poison des traditions. Dans un Hong-Kong éventré par les bombes, Lio-su et Liu-yuan s’aiment enfin. Les yeux qui pouvaient les juger effacés de la surface de la terre. « La chute de Hong-Kong lui avait permis de s’accomplir », conclut Eileen Chang, posant le point final à cette nouvelle en 1944, avant d’émigrer aux États-Unis. L’amour met en relief la triste morale de l’histoire : la liberté des femmes se paie toujours au prix du sang, des larmes, du feu.
Love in a Fallen City, Eileen Chang, éditions Zulma