Repérée par Richard Ford, l’Américaine Alyson Hagy signe un magnifique roman sur une femme au pouvoir surnaturel : elle sait lire et écrire.
La crise, la guerre civile, puis une maladie incurable ont dévasté l’Amérique. Dans les montagnes sauvages de Virginie, les Indésirables, fragiles tribus de migrants, côtoient les clans resserrés et hostiles que forment les familles autochtones. Tout le monde se soumet aux exigences du puissant et cruel Billy Kingery, qui fait la loi sur ces terres. Ici, dans le meilleur des cas, on troque, sinon on vole, on viole, on assassine. « Elle », le personnage principal du roman, n’a pas de nom. Ce qui la caractérise, c’est sa fonction : dans un monde où l’écriture et la lecture ont presque disparu, elle sait écrire, connaît les techniques pour faire de l’encre et du papier. Son statut d’écrivain public la préserve de la sauvagerie du temps. Son aura est aussi liée au rôle joué jadis par sa sœur, une quasi-sainte qui a consacré sa vie à apaiser les enfants malades lors des grandes épidémies, avant de mourir prématurément, non par contagion, mais par trahison. Dans ce bel et âpre roman, Alyson Hagy exploite avec finesse l’archétype de la sorcière. Femme seule, puissante, armée d’un savoir que les autres ignorent, l’héroïne des Sœurs de Blackwater incarne cette figure dans un texte d’anticipation plus proche d’une forme très poétique de medieval-fantasy que de la pure dystopie. Un inconnu, Hendricks, vient trouver l’écrivaine avec une exigence démesurée : elle doit écrire sa lettre, puis la mémoriser, la détruire et aller la déclamer à un carrefour lointain. En ces temps troublés, l’entreprise est périlleuse, la femme pourrait y perdre la vie. Mais elle accepte, poussée par l’attraction que l’homme exerce sur elle, liée aussi par un pacte de sang : il a chassé et dépecé un fauve à sa demande. Tandis qu’ils travaillent, la maison semble accueillir une vie autre, fantomatique : un matin, la page se couvre de l’écriture de la sœur disparue, un autre jour, la défunte s’incarne dans le corps même de la scribe, porteuse d’un message. Au-dehors, le chaos s’intensifie. Un enfant meurt, les esprits s’embrasent, les frontières se referment. Cette atmosphère électrique, brutale, évoque les épisodes guerriers de l’histoire américaine, de la conquête de l’Ouest à la guerre de Sécession. Onirique, empruntant au réalisme magique et au conte, Les Sœurs de Blackwater convoque les âmes des Indiens massacrés, celles des sorcières pendues et brûlées et des animaux exterminés en masse au gré d’époques meurtrières. L’homme et la femme au cœur du roman, ambigus, coupables et blessés, trouveront-ils la rédemption ? Vaincront-ils les ténèbres ? Pour Alyson Hagy, les promesses de violences à venir, oppressantes en nos temps anxieux, ne sont jamais que les reflets d’époques épouvantables auxquels d’autres ont survécu, comme en témoignent les légendes qu’ils nous ont laissées.
Alyson Hagy, Les Sœurs de Blackwater, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par David Fauquemberg, Zulma, 225 p., 21,80 €