Avec La Géante, Laurence Vilaine signe un très beau roman. Qui a la splendeur mystérieuse et trouble des paysages de montagne…
Ce n’est jamais sans une pointe d’appréhension qu’on ouvre un livre dont tout indique, comme celui de Laurence Vilaine, qu’il appartient à cette catégorie hybride : la prose poétique. Que le plateau penche un peu trop du côté des prestiges de l’image ou du lyrisme, et le romanesque s’étiole au profit de la beauté immobile et un peu irréelle du poème. Qu’au contraire le récit et ses auxiliaires – personnages, milieu – l’emportent, et les jeux de l’image et du rythme ne sont plus qu’un simple appoint décoratif. Aussi est-ce avec soulagement, et il faut bien le dire une touche d’admiration émerveillée, qu’on referme La Géante. Laurence Vilaine a su, de bout en bout, tisser une véritable intrigue, avec tout ce que le mot suppose de mystification, de suspense et de force émotionnelle, dont émane pourtant cette impression brumeuse de rêve éveillé qui est le propre de la poésie.
Car tout dans ce texte est placé, dès les premières lignes, sous le signe du brouillard. Une femme, dont l’accoutrement dit assez qu’elle est étrangère, « le brouillard comme un deuxième manteau par-dessus le sien trop grand », fait irruption dans un petit village qui vivote comme hors du temps à l’ombre imposante de la montagne, cette « Géante » qui donne son titre au livre. L’arrivante se livre, avec la détermination têtue, presque démente, des grandes douleurs et des rites sans âge, aux préparatifs d’une inhumation. Qui elle est, ce qui l’a poussée ici, on ne l’apprendra qu’au compte-gouttes, lorsque la narratrice aura fini d’effeuiller le récit. Cette narratrice, Noële, est tout aussi nimbée d’étrangeté que l’intruse et que son prénom, écrit avec un seul l. Dépositaire d’un savoir immémorial sur les vertus des plantes des montagnes, remplissant dans le village les fonctions d’une sorcière bénigne, d’une pharmacienne officieuse, son identité est celle de l’orpheline qu’elle fut très jeune : floue. Quant à son frère, Rimbaud, il vit dans cette brume de la conscience – qui n’est peut-être qu’une clarté supérieure – qui est celle des simples d’esprit. Ce n’est qu’en suivant Noële, qui suivra elle-même l’arrivante dans la montagne, que le brouillard se dissipera par petites touches. Qu’on apprendra que l’arrivante est de la race des grandes amoureuses. Que l’homme qu’elle aime, gravement malade, s’était réfugié au village. Qu’elle est venue l’enterrer, mais qu’elle n’a pas trouvé le corps. Et que Noële, connaissait cet homme… Ce serait un crime de lèse-roman d’en dire plus…
Mais on peut, sans abuser de notre droit de préemption de critique, parler de cet autre brouillard, celui qui s’infiltre dans la phrase et les paragraphes de Laurence Vilaine. Ils ont, cette phrase et ces paragraphes, l’amplitude, l’exubérance un peu capricieuse des pensées de Noël, et on les lit moins qu’on n’avance à travers eux, couche après couche, perdant un peu de vue leur commencement comme si s’y étaient déposés des lambeaux de brume. On pourrait aussi parler de cet autre halo, celui de la littérature et des contes, qui entoure le texte : Rimbaud via le nom du frère de Noële, Blanche-Neige qu’évoquent les bois angoissants de la « Géante », et aussi Giono ou encore Ramuz. Mais, surtout, il faudrait dire combien les êtres et les choses sont poreux les uns aux autres : les individualités sont floues, pierres, bois, humains finissent par former un grand tout indivisible. Et l’intelligence de ces liens secrets, n’est-ce pas ce qu’on appelle poésie – et la plus haute, la plus visionnaire ?
Laurence Vilaine, La Géante, Zulma, 192 p., 17,50 €