Chez les Juifs, il y a cette histoire bien connue : « La question fut posée de savoir si R.Zeira était supérieur à Rabah, le fils de R.Mathena, ou si c’était le contraire. R.Zeira avait l’esprit vif, mais il était hésitant ; Rabah était lent, mais il savait conclure. La question reste ouverte. » La question reste ouverte : meilleure définition de l’intelligence.

Milan Kundera, non juif mais juif d’esprit, ne dit pas autre chose sur la fonction du roman : « La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout. »

Alain Finkielkraut, dans son brillant essai à paraître L’après littérature (Stock), s’inscrit dans cette filiation. Filiation de l’art comme nuance, filiation de l’art contre l’idéologie, filiation de l’art contre ce qu’il appelle « le monologue triomphal » du présent, du progressisme représenté pour l’heure par les néoféministes et les antiracistes.

Cette idée d’art comme lieu de la nuance, est une idée que nous défendons depuis toujours, qui pourrait même définir notre ligne éditoriale.

Face à un monde volontiers binaire, l’art nous a toujours paru ce refuge où il était possible d’affiner nos jugements, d’affronter nos préjugés, notre inhérente idiotie, d’étendre notre intelligence. Car qu’est-ce qu’un critique, sinon un talmudiste qui s’ignore, là, seul, humble et tremblant, face à une oeuvre d’art qu’il dissèque pour en tirer un minimum de sens ?

Cette idée d’art comme nuance a été mise à mal il y a quelques années, au sein même de ce monde culturel, qui certes, n’en est pas à son premier égarement. Je me souviens avoir lu un critique des Cahiers du cinéma, fin jusqu’alors, qui en appelait à un cinéma frontal, au message univoque. Marre de la nuance, il faut dire les choses maintenant ! Les choses, en l’occurrence signifiaient pour lui que le grand cinéma, le seul et l’unique, était celui qui s’attaquait au néolibéralisme, that’s all. À la même période, un écrivain qui écrivait dans ces pages, qui des années durant en appelait aussi à la littérature comme nuance, en vint au pamphlet. Finie la casuistique, place à la radicalité gauchiste, divisant bêtement le monde en deux, les saints et les salops, les pauvres et les sales bourges, confessant son désir que « toute cette merde finisse dans un bain de sang », tout en ajoutant qu’une Marine Le Pen au pouvoir serait toujours mieux que ce diable de Macron. Chapeau l’artiste ! Plus récemment, Edouard Louis, jamais à court d’arguties, décriait l’art comme nuance, au motif que celle-ci serait une arme bourgeoise, une rouerie de l’élite, pour masquer ce complot ourdi par ces lucifériens de dominants. Saint Louis, ou l’intelligence suprême…

Comme Transfuge, Alain Finkielkraut s’alarme : face au monologue triomphal de ce progressisme ivre de lui-même, la littérature semble avoir perdu la partie. Il cite Jeanne Balibar, nouvelle Jean Moulin, qui semble elle aussi avoir trouvé la parade : l’art serait le lieu « où s’élaborent les formes qui permettent de lutter contre le racisme et les inégalités ».

Il y a dans cette Après la littérature deux subtiles intuitions qui font à elles seules d’Alain Finkielkraut un des commentateurs les plus sûrs de notre époque. La première concerne les nouveaux rapports hommes-femmes. C’est Houellebecq qui le met sur la piste, dans Extension du domaine de la lutte. Raphaël Tisserand est ce personnage de 28 ans « au faciès de crapeau-buffle » qui cherche, gauche, une fille qui veuille bien de lui. Hélas, les filles « pouffaient de rire en le regardant ». Il se suicidera. Houellebecq/Finkie rappellent une réalité abolie par les slogans néoféministes dominants. Nous sommes loin, avec Raphaël Tisserand, du prédateur violeur, profitant d’un patriarcat qui jouerait en sa faveur ; et les femmes sont loin d’être des êtres angéliques. Là encore, la littérature nous ramène au réel, Médée, Lady Macbeth, L’ange bleu… Sont-ce des femmes machiavéliques, sorties de l’imagination misogyne de cerveaux malades, ou sont-elles simplement des femmes qui existent, se demande faussement le philosophe. Il conclut que la majorité des hommes peuvent se retrouver dans Raphaël Tisserand, ce jeune homme malhabile avec les filles, « humilié et ridicule », la cruauté et la violence faisant partie du jeu de séduction.

Sa deuxième intuition réside dans le constat que nous vivons une époque où l’humour, le second degré, est dorénavant banni. Il en veut pour preuve cette émission de télé où il était invité, et où, poussé à bout par la glaçante Caroline de Haas, il en vient par une antiphrase, à dire que bien évidemment, il violait sa femme tous les soirs. La société du premier degré, du littéral, est cette société, rappelle le philosophe, décrite par Kundera dans La plaisanterie. Cette plaisanterie qui coûta cher à Ludvik ; cette plaisanterie qui faillit coûter l’émission Répliques à Finkielkraut. Soyons sûrs que ce n’est que partie remise.

J’ai débuté par une histoire juive. Je finis par une blague juive, car après avoir pleuré avec Finkie, rions malgré tout, malgré Caroline de Haas :

« Deux étudiants devant le rabbin défendent leur point de vue.

Après que le premier a parlé, le rabbin lui dit :

– « Tu as raison ».

Après que le second s’est exprimé, le rabbin lui dit :

– « Tu as raison ».

Un des élèves du rabbin s’exclame :

– « Rabbin, il n’est pas possible que les deux aient raison ».

Alors le Rabbin de lui répondre après un moment de réflexion :

– « C’est vrai, toi aussi tu as raison ».

L’irrésolution, le tâtonnement, le doute, le brouillard, la littérature à rebours d’un nouveau monde à l’arrogance délétère.

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