C’est un des romans les plus délicats de cette rentrée littéraire, Les Bourgeois de Calais, où Rodin revit et émerveille de nouveau.
Les Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin font l’« objet » du nouveau roman de Michel Bernard. Il a fallu dix ans pour que ce groupe statuaire, représentant le sacrifice de six hommes soumis au rituel de reddition devant le roi d’Angleterre Édouard III en 1347, soit inauguré à Calais en 1 895. Notaire et maire de la ville, Omer Dewavrin, l’instigateur du projet, dut surmonter quantité d’obstacles – réticences des élus face à une œuvre en rupture avec l’académisme, dissensions politiques, crise financière, épidémie de choléra, etc. – qui confèrent à cette aventure la dimension d’une épopée. Sujet à des repentirs, irréductible, Rodin y fait figure tantôt d’ogre, tantôt de libérateur des esprits.
Comme dans Les Forêts de Ravel et Deux remords de Claude Monet, Michel Bernard reconstitue admirablement le climat artistique et intellectuel de l’époque en imaginant la vie psychique de ses personnages. L’atmosphère évoque le cinéma de Claude Sautet : « La buée perlait contre les carreaux, brouillait l’agitation de la rue sous l’averse. » La volonté de Devawrin, homme intègre au « sens pratique, positif et raisonnable », se fait l’écho du génie de Rodin, dont l’énergie galvanise tout ce qu’il touche. « Ce barbu aux larges épaules, sa coupe en brosse de soldat, ce corps trapu dans la blouse à grands plis maculée d’argile » incarne l’« élan vital » dont parle Bergson. Il se considérait comme un tailleur de pierre, bâtisseur de cathédrale, l’abnégation en moins. « Songeant aux projets suivants, sondant les abîmes d’excitation et d’incertitude creusés par le désir, le besoin d’engendrer autre chose, d’accroître le peuple de sa création », il était le jouet d’une ambition et d’une sensualité dévorantes dont Camille Claudel et Rose Beuret, sa compagne officielle, firent les frais. Jusque dans les moindres gestes, le romancier décrit cette frénésie créative. Ainsi Rodin déjeune-t-il dans une brasserie : « Avec un peu d’attention on aurait peut-être remarqué ses grosses mains peupler la nappe d’un bestiaire lilliputien en mie de pain. »
Le maire de Calais subit « l’envoûtement de l’étrange chorégraphie » que lui propose le maître : « Les Bourgeois étaient comme des danseurs, des corps mus par la force des âmes, qui frémissaient devant la mort. » Les grands sculpteurs donnent un tel souffle à leur œuvre qu’ils vous rendraient animistes. Rodin avait aussi la passion de déplaire. Ces « colosses qui font des grâces », comme disait Julien Gracq, n’ont pas manqué de détracteurs. À commencer par le Monument à Balzac, dont un exemplaire a été relégué au carrefour Vavin, à Paris, « sorte de menhir en meringue prolongé d’une tête humaine sans cou, énorme, monstrueuse, sous le casque d’une chevelure de sauvage, comme enduite de boue ». Secrétaire du sculpteur de 1904 à 1906, Rilke en fit pourtant l’éloge. Elle valut à Rodin le surnom de « Michel-Ange du goitre ». Une question de point de vue, sans doute. Michel Bernard nous montre les facettes fascinantes d’un artiste complexe et nous laisse juger son œuvre à la lumière de son histoire.
Les Bourgeois de Calais, Michel Bernard, éditions de La Table Ronde, 178 p., 20 €
Procurez vous dès maintenant le roman sur le site leslibraires.fr