Avec Idoménée, Emmanuelle Haïm et Alex Ollé ressuscitent un superbe opéra baroque à l’opéra de Lille. Une des très belles créations de la rentrée lyrique.
C’est une œuvre inconnue du XVIIIe siècle qui s’offre au spectateur avec la magnificence d’un opéra neuf. Emmanuelle Haïm, dont on connaît l’appétence pour les œuvres baroques, ressuscite sur scène avec son ensemble Le Concert d’Astrée et le metteur en scène Alex Ollé, une œuvre-monstre oubliée par la postérité : Idoménée d’André Campra. Certes les Arts Florissants, dont on sait l’importance pionnière pour le baroque, lui avaient emboîté le pas en livrant notamment cette très belle partition. Mais de là à l’imaginer aujourd’hui dans un tel spectacle, il fallait bien de l’audace. Portée par le bruit et la fureur d’une musique inépuisable et une mise en scène spectaculaire, cet opéra s’avère l’une des très grandes réussites de la rentrée lyrique. Le projet promettait déjà beaucoup : avec cette tragédie lyrique créée en 1712 à l’Académie Royale, André Campra signait l’une de ses tragédies lyriques qui marquèrent son temps et même au-delà, puisqu’il inspira le jeune Mozart, qui composa à son tour un Idomeneo, soixante-dix ans plus tard. Mais depuis, Idoménée s’effaça des grandes scènes, au profit notamment de Rameau. Or, la musique, d’une richesse inaltérée, et la langue du livret d’Antoine Danchet, bien plus élégante et poétique que celle de certains opéras de Rameau, promettaient au contraire de renaître à notre époque. Certes, l’intrigue est complexe et les personnages mythiques qu’elle met en jeu, Idoménée roi de Crête, Idamante son fils, Ilione, princesse troyenne, ont moins marqué les esprits que d’autres de cette fameuse guerre de Troie. Mais l’argument demeure haletant et clair. Car il porte les tenants absolus de la tragédie : deux hommes, fils et père, sont amoureux de la même femme. Le fameux désir mimétique cher à René Girard est une nouvelle fois ici source de conflits violents, qui mèneront à la mort du fils. Argument d’un Phèdre dont la passion est transmise par des dieux omniprésents qui offrent à l’opéra une portée archaïque sublime. Car la musique de Campra, dont on connaît le Requiem, excelle à se réinventer de scène en scène. Un exemple, le rôle du chœur : apparaissant en pieuvre libertine rampant au sol lors de la première scène, le chœur devient tour à tour foule joyeuse de célébration, libres contempteurs des plaisirs de la chair, témoins lugubres de sacrifice ou véritable chœur tragique à la manière grecque. Tout cela en se mêlant aux danseurs dans une osmose calibrée, et on ne peut qu’admirer le sens rythmique et l’imaginaire du metteur en scène espagnol. Sur un fond obscur, animé par un effet vidéo qui transforme ou approfondit la scène, les chanteurs, en costumes éclatants, se démultiplient par les danseurs, habillés comme eux, qui apparaissent en doubles libérés et furieux des personnages. Jeux de dédoublement, de trompe-l’œil que le metteur en scène maîtrise avec virtuosité ; avec Alex Ollé, nous sommes à Versailles, tout à la fois dans la joie libertine et la pensée religieuse du Grand Siècle français. Un entre-deux que Campra incarne en alternant des scènes d’amour, et des scènes de colère : la tempête de l’Acte III en dit assez long sur la fureur de Neptune.
Car c’est là que Campra, et Ollé à sa suite, puisent leur verve : dans cette rage des dieux qui engendre tempêtes et monstres, incarnant les drames intérieurs des personnages, notamment d’Idoménée, le roi jaloux de son propre fils. Personnage peu à peu central, le roi de Crête est endossé sur la scène de Lille par le baryton grec Tassis Christoyannis qui excelle à faire entendre sur scène le combat intérieur qui le mènera, dans la très réussie scène finale, à tuer son propre fils. On retiendra aussi de cette distribution très équilibrée, la voix fluide et profonde de Chiara Skerath : la jeune soprano suisse qui incarne Illione parvient avec délicatesse aux nuances de son personnage, brisée par la défaite, portée par l’amour. Face à elle, Hélène Carpentier, terrible Electre, lui oppose son vibrant soprano, qui balaie la scène dès qu’il se présente. Mais évidemment, c’est Emmanuelle Haïm, dont la chevelure flamboyante accompagne les gestes précis dans la fosse, que le public de Lille acclame à la fin de la première, ne sachant comment remercier cette exploratrice du patrimoine baroque.
Car cet Idoménée, peut-être longtemps trop shakespearien pour le baroque français, nous rappelle que les furieuses passions font aussi les grands opéras.
Idoménée d’André Campra, direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Alex Ollé. Opéra de Lille, jusqu’au 2 octobre.
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