Très beau roman que Ces Insuffisances du cœur, signé de l’autrichienne Valerie Fritsch, sur l’imbrication entre troubles personnels et histoire collective.
Dans un célèbre essai sur la propagande nazie, le philologue allemand Victor Klemperer a décrypté la langue du IIIe Reich. L’écrivaine et photographe autrichienne Valerie Fritsch, elle, s’intéresse au « silence comateux » et tout aussi dévastateur qui a sapé la culture germanique, d’une génération à l’autre, comme une hantise transgénéalogique. Tel est le thème des Insuffisances du cœur, roman d’une intensité phosphorescente, dont la facture et le réalisme clinique rappellent les récits mélancoliques de Sándor Márai et les fantasmagories noires et corrosives d’Elfriede Jelinek.
Alma (l’« âme » de l’histoire) s’interroge sur l’influence tacite de son grand-père, ancien combattant mutilé sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale et auteur d’atrocités qu’il a (en partie) expiées dans un camp de prisonniers au Kazakhstan. Ce misanthrope taciturne est le « vestige d’une époque dont on ne voulait plus se souvenir dès l’instant où l’on en eut sonné le glas ». En vertu d’une transmission implicite, la jeune fille est dépositaire d’un vide qui la ronge « comme si elle se rendait rétroactivement coupable des mêmes fautes ». Le silence est pareil à la glace ; il fige les traumatismes, mais le processus de décomposition se poursuit à la moindre débâcle. Comment se délester du fardeau d’une mémoire qu’on ne peut refouler ? Encombrée par ce deuil sans nom, Alma souhaite « une psyché de rechange, qui supporterait mieux le monde, une prothèse d’identité qui lui permettrait de traverser ses journées d’un pas assuré ».
Devenue dessinatrice, elle s’éprend de Friedrich, un photographe. Le couple donne naissance à un fils qui, à la suite d’une rare mutation génétique, se révèle insensible au mal. « Enfant de l’expiation, de la culpabilité », Emil ressemble au grand-père. Alma se demande comment lui enseigner la douleur qu’il ne peut expérimenter. Naturellement anesthésié, cet enfant bionique, dont la chambre se transforme en ossuaire de radiographies de ses propres blessures, incarne le malaise inconscient du corps génétique.
Prisonnière d’elle-même et minée par le sentiment compulsif de vacuité qu’elle a endossé, Alma finit par trouver une échappatoire en proposant à son compagnon de se rendre, comme en pèlerinage, sur les lieux mêmes où son grand-père a été emprisonné, au Kazakhstan. Ce renouvellement de l’aventure traumatique en guise de réélaboration, c’est ce que Sándor Ferenczi nommait Wiederholung. La dernière partie du roman est l’histoire de ce périple cathartique. Si Alma n’a pas réussi à conjurer le passé dont elle a hérité, du moins ne s’est-elle par transformée en statue de sel comme la femme de Loth : le vide s’est converti en une espèce de « présent absolu » parmi les vastes paysages désolés, lacunaires et éclatés d’une steppe archaïque et crépusculaire. « Dans ce lieu, elle ne trouvait ni consolation ni absolution, mais elle oublia un instant les images qu’elle portait en elle. »
Le beau roman de Valerie Fritsch nous révèle en définitive à quel point sont étroitement liés les troubles psychiques individuels et l’histoire collective.
Les Insuffisances du cœur, Valerie Fritsch, Traduit de l’allemand (Autriche) par Tatjana Marwinski, éditions Bouquins