Avec ce recueil de nouvelles, Daddy, Emma Cline revient au plus haut, et peint une Amérique sous Trump, désenchantée mais bien vivante.
En 2016, The Girls, le premier roman d’Emma Cline, avait beaucoup impressionné la critique, tant par la qualité de la narration et la finesse de l’analyse psychologique, que par la reconstitution de l’atmosphère dangereusement psychédélique de la Californie des années 1960. On y voyait surgir l’ombre du criminel charismatique Charles Manson et la funeste attraction qu’il exerçait sur de jeunes ingénues. Situées entre New York et la Californie, les dix nouvelles de Daddy sont dans la même veine. Emma Cline jette un regard lucide et abrasif sur la société américaine contemporaine.
Admirables slices of life, concises et ciselées, où le moindre détail est minutieusement ajusté comme dans un tableau réaliste de Grant Wood, la plupart atteignent à la perfection. C’est qu’Emma Cline ne commente jamais ; elle raconte. Rien n’est plus galvanisant que les allusions dont elle rend le lecteur complice, en flattant du même coup son discernement. Dans La Nounou, on devine la mythomanie roublarde d’un personnage, et son physique, en une seule phrase : « Rafe avait des cicatrices dans le dos, un reste d’acné juvénile, qu’il avait pourtant attribuées à un accident d’escalade. » Nymphettes perverses qui tirent naïvement et cyniquement profit de quinquagénaires lubriques, loosers et has-been neurasthéniques, divorcés, drogués, se voilant la face et se camouflant sous une normalité de bon aloi, alors qu’ils sont abrutis par leurs addictions et la société de consommation, ou amèrement déçus par leur progéniture. Telle est l’Amérique de l’ère Trump, exténuée, désabusée, mortifiée. Les frustrations et les humiliations reflètent le désappointement de ces personnages. Emma Cline s’en amuse, et l’on se demande dans quelle mesure ces histoires sont inspirées de son expérience, comme celles de Pat Hobby par les vicissitudes de Francis Scott Fitzgerald à Hollywood. Une mélancolie âpre, rehaussée par un sens aigu de l’observation, crée un climat tragico-comique où ressortent les ridicules des protagonistes, magnifiés par leur déconfiture.
Tous les livres d’Emma Cline ont été brillamment traduits en français par Jean Esch. D’elle, Quai Voltaire a aussi publié, cette année, un bref roman, Harvey, inspiré par la réclusion de l’ancien producteur de cinéma Harvey Weinstein. En 2019, dans « La Nonpareille », chez le même éditeur, Los Angeles nous avait donné un avant-goût de Daddy (où figure cette nouvelle) : l’auteure y démystifie le mythe hollywoodien en dévoilant l’abîme qu’il dissimule aux rêveuses naïves en quête de gloire. Les nouvelles d’Emma Cline ont d’abord paru dans The New Yorker. Soixante-dix ans auparavant, dans ce même magazine prestigieux, paraissaient celles de J. D. Salinger. Daddy en offre d’aussi mordantes, exaltantes et mémorables que les meilleures de l’écrivain légendaire, toutes écrites sur ce même mode mineur du désenchantement caustique et tonifiant. Menlo Park, Marion ou Le Fils de Friedman, mais on pourrait les citer toutes, auraient leur place dans un recueil où figureraient aussi Seymour : une introduction et Pour Esmé, avec amour et abjection sans qu’on n’y trouve rien à redire.
Daddy, Emma Cline
Nouvelles, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, Quai Voltaire. 272 p., 22 €