Les Eclairs, opéra joyeux contant les heurs et malheurs de Gregor, inventeur génial venu apporter « son cerveau à l’Amérique », est le fruit d’une rencontre particulièrement faste entre Philippe Hersant et Jean Echenoz, impeccablement servie par la mise en scène de Clément Hervieu-Léger.
On aurait pu imaginer un spectacle strié de décharges lumineuses et autres effets spéciaux électrisants s’agissant d’un opéra dont le héros s’inspire du scientifique, Nicolas Tesla, connu entre autres pour sa découverte du courant alternatif. Devenu Gregor dans le roman, Des éclairs, de Jean Echenoz, l’homme a, certes, quelque chose du savant fou, mais ce trait ne saurait résumer à lui seul les facettes multiples du personnage. Il fallait toute l’ingéniosité de l’auteur pour, non seulement conserver cette complexité dans le livret qu’il a tiré de son œuvre, mais surtout pour donner à son héros un surcroît d’humanité. Plutôt glacial et lunaire dans le roman, Gregor se révèle, en effet, nettement plus drôle, sympathique, voire attachant dans la version pour l’opéra. Cela malgré ses manies – une passion irrépressible pour les pigeons, l’obsession des multiples de trois – et son côté fantasque caractérisé aussi bien par un goût immodéré des vêtements de luxe que par sa conviction de pouvoir communiquer avec des extra-terrestres.
Il y a chez Gregor un mélange de joie et de mélancolie avec un zest de fantaisie que traduit parfaitement la musique composée par Philippe Hersant. Pas de coups de tonnerre donc ni de feux d’artifices sonores, mais une partition enjouée, dont le rythme soutenu – les séquences s’enchaînent sans interruptions ni interludes – n’est cependant jamais frénétique. Entre le livret, dont les dialogues pétillent d’humour, et la musique, l’adéquation est évidente. À cet égard on peut dire que la rencontre de l’écrivain et du compositeur est particulièrement heureuse. Il faut souligner ici l’intuition d’Olivier Mantei, ancien directeur de l’Opéra Comique, qui est à l’origine du projet. Défini par Philippe Hersant comme un « drame joyeux », cette épopée d’un homme qui, sur le bateau en route vers les USA, annonce être venu « offrir mon cerveau à l’Amérique », rappelle par son entrain l’atmosphère du cinéma muet. Outre Gregor, interprété par Jean-Christophe Lanièce, les personnages d’Edison (André Heyboer), Parker (Jérôme Boutillier), Betty (Elsa Benoit) ou Ethel Axelrod (Marie-André Bouchard-Lesieur) ne dépareraient pas dans un film de Buster Keaton.
La mise en scène de Clément Hervieu-Léger restitue merveilleusement cette agitation d’un monde en perpétuelle transformation correspondant à l’atmosphère des Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Avec ses échafaudages, le décor conçu par Aurélie Maistre évoque sur fond de gratte-ciels une ville en construction où rien ne reste jamais en place très longtemps. Régulièrement les interprètes sont transportés sur des poutrelles d’acier, des planches manipulées par des ouvriers ou des élévateurs. Ce climat à la fois instable et dynamique est évidemment propice aux idées géniales surgies du cerveau de Gregor. Tout irait pour le mieux si, outre ses propres démons, celui-ci ne devait affronter des ennemis sans pitié. À commencer par Edison qui n’aime pas qu’on marche sur ses plates-bandes. Pour discréditer Gregor, en qui il voit un concurrent dangereux, il électrocute d’abord des chiens, puis un éléphant, puis… un condamné à mort – le premier à expérimenter la chaise électrique. L’exécution ne se déroule pas comme prévu : l’homme endure d’atroces souffrances, sous le regard horrifié de Betty, journaliste au New York Herald, venu couvrir l’événement. Financé par un dénommé Parker, milliardaire qui exploite ses trouvailles, Gregor grille sa réputation auprès de ce grand capitaliste en lui révélant son projet d’une énergie gratuite accessible à tous. Personnalité en vue, il est, un temps, le quasi gourou d’une secte. Mais ses vrais soutiens viennent de ses deux amoureuses, Betty et Ethel Alexrod, épouse du philanthrope Norman Axelrod (François Rougier).
Après un séjour dans le Colorado pour poursuivre ses recherches loin de la foule, Gregor rentre à New York plein de projets. L’enthousiasme de ce retour est rendu par le mouvement ondulant de la musique dont les accents jazz évoquent en passant un blues de Gershwin. L’euphorie est de courte durée. Rien ne va plus pour Gregor. Ses inventions sont exploitées par d’autres. Ses recherches ne sont plus financées. Il se détourne de la société – et en particulier des deux femmes qui ne demandent pourtant qu’à l’aider – pour se consacrer à ses « amis » les pigeons. À cette dissonance sentimentale et existentielle, répond sur le plan musical un léger décalage entre les parties chantées et instrumentales. De même, le fait que les dialogues par instants se chevauchent, sans pour autant se court-circuiter, met en relief la tension entre les points de vue incompatibles des protagonistes. Autant de détails, parmi d’autres, qui nouent en un tout cohérent dramaturgie et écriture musicale et contribuent à la réussite de cette œuvre jouée par l’Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction d’Ariane Matiakh. Pour sa troisième incursion dans l’univers de l’opéra après Le Château des Carpates, d’après Jules Verne et Le Moine noir d’après Anton Tchékhov, Philippe Hersant a visiblement trouvé dans le livret à la fois tragique et comique de Jean Echenoz un imaginaire à sa mesure, restitué par ailleurs avec sensibilité, humour et précision par la mise en scène de Clément Hervieu-Léger qui confirme ici sa maîtrise de la direction d’acteurs.
Les Eclairs, de Philippe Hersant et Jean Echenoz, direction musicale Ariane Matiakh, mise en scène Clément Hervieu-Léger. Du 2 au 8 novembre à l’Opéra Comique