En montant Kliniken de Lars Noren, Julie Duclos analyse comment une immersion dans le quotidien de patients internés dans un hôpital psychiatrique se révèle un miroir grossissant de la folie du monde contemporain.
Certains ne se souviennent plus depuis combien de temps ils sont là. Il faut dire que, psychotropes aidant, les points de repère sont plutôt flous pour les héros de Kliniken, pièce de Lars Noren (1944-2021) qui donne à voir le quotidien de personnes internées dans un hôpital psychiatrique. L’auteur connaît bien son sujet ayant lui-même séjourné à l’âge de dix-huit ans dans un établissement pour malades mentaux. Après la mort de sa mère, il continuait d’entendre sa voix. Diagnostiqué comme schizophrène, il restera enfermé une année entière jusqu’à ce qu’un ami le fasse sortir.
Julie Duclos, qui monte aujourd’hui Kliniken, observe qu’« en dépit de leurs pathologies, les personnages de la pièce sont en réalité très proches de nous ». Elle était encore élève au Conservatoire quand elle l’a découverte dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli en 2007. « À l’époque, ça m’avait fait penser à Tchekhov. En travaillant sur Kliniken aujourd’hui, mon impression se confirme. Ce qui est très fort dans l’écriture de Lars Noren, c’est ce sentiment qu’il a enregistré tout ce que disent les personnages comme s’il avait lui-même été immergé dans cet environnement. Cette écriture de la vie, ce côté très vrai, qui en même temps n’empêche pas la poésie, laquelle surgit à l’insu des personnages, me rappelle beaucoup Tchékhov, dont on sait qu’il notait tout ce qu’il voyait et entendait autour de lui. »
Paradoxalement, dans la première partie en tout cas, il ne se passe quasiment rien dans la pièce ; pas d’événement majeur, de coup de théâtre, de conflits ouverts. Le spectateur assiste à des conversations plus ou moins hachées, comme saisies sur le vif, entre les protagonistes : une anorexique, un schizophrène, une dépressive, un demandeur d’asile… des cabossés de la vie aux parcours très différents. Réunis là par le hasard, ils cohabitent tant bien que mal. Leurs échanges, parfois franchement loufoques, peuvent être aussi fort drôles ou spirituels. Pour approcher au plus près la réalité de l’internement, Julie Duclos s’est beaucoup documentée, en particulier en étudiant avec les acteurs le film, 12 jours, de Raymond Depardon.
Elle a aussi fait une immersion dans un service de psychiatrie au Centre hospitalier de Valenciennes. « C’est une expérience très forte, parce qu’on sent bien qu’on arrive du dehors dans un lieu fermé avec des personnes qui sont là depuis longtemps. De fait Kliniken montre vraiment comment un lieu structure les rapports humains. Comment le lieu les rend fous ou pas, selon que ceux qui vivent là s’y sentent bien ou au contraire le vivent comme une prison. Il y a un aspect documentaire dans l’écriture de Noren, comme s’il ouvrait les portes et nous montrait ce qui se passe derrière les murs. »
La question cruciale est comment lier sur scène cette relation étroite entre documentaire et fiction avec, à la clef, cette autre question qui lui est intimement liée, comment jouer la folie sur les planches. « Dans le spectacle il y a, explique Julie Duclos, un aspect documentaire dû notamment à l’usage de la vidéo, mais en même temps la fiction est toujours là. On n’est pas dans le naturalisme. Ce n’est pas la reconstitution d’un service psychiatrique. De même j’ai demandé aux acteurs de ne surtout pas jouer la folie ni de construire un personnage, mais de partir d’eux-mêmes, de leur humanité, de leur singularité. Kliniken est une pièce chorale qui nous emmène dans des paysages très différents, très suggestifs. C’est une pièce sur la fragilité humaine qui montre tout ce que la société fabrique de folie, de maladie, de désespoir. Mais c’est une pièce très drôle aussi. »
Kliniken, de Lars Noren, mise en scène Julie Duclos, du 9 au 19 novembre, au TNB de Rennes dans le cadre du festival du TNB.
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