Les anges ont-ils besoin d’amour ou avons-nous besoin de leur compassion ? Bruno Bouché réussit une belle adaptation des Ailes du désir de Wim Wenders, avec la splendide troupe de l’Opéra national du Rhin.
Existe-t-il une différence fondamentale entre l’écriture d’un ballet à partir d’un conte et l’adaptation d’un film pour la danse ? S’il y en a une, c’est sans doute que le cinéma impose d’emblée ses images, dans une écriture forcément plus contemporaine. Et que l’auteur du film est, peut-être, encore vivant. Comme Wim Wenders, qui vit toujours à Berlin. Il expliquait un jour, au sujet des Ailes du désir, que tout s’était inventé dans une quasi-improvisation, sans fil narratif, où les scènes s’écrivaient du jour au lendemain. Et le personnage central de Damiel, ange déchu qui veut goûter aux plaisirs de la vie urbaine, n’a été imaginé qu’en cours de tournage ! Le chorégraphe qu’est Bruno Bouché, en se penchant sur la matière, ne jouit pas de telles libertés. Par contre, il s’est autorisé à négocier la structure du spectacle avec l’histoire du ballet et revient ici à une idée chère au romantisme, en divisant son ballet en un acte noir et un acte blanc, cajolant certains archétypes de nos plus profondes envies émotionnelles. En extrapolant à partir des images iconiques de Wenders, Bouché se garde bien de vouloir restituer le film, d’autant plus que l’œuvre du cinéaste envoûte, elle aussi, par ses ambiances. La balade dans le Berlin des années 1980 est avant tout consacrée à nos nostalgies intimes.
Si Bouché reprend les personnages du film, il estompe quelque peu les frontières entre eux. Les citadins en trench sont autant anges protecteurs que population urbaine. Et là où Wenders fait apparaître Homère dans une bibliothèque – puisque ses motifs, même christianisés, prennent racine dans la mythologie grecque – l’auteur de l’Odyssée accompagne ici les mortels jusqu’au bout, jusqu’à vivre lui-même une histoire charnelle. Plus qu’une mise en scène du film, la création du directeur du Ballet de l’Opéra National du Rhin fait figure de traité du désir, d’abord inassouvi et en suspension permanente, malgré l’amour underground entre Damiel et la trapéziste Marion, histoire littéralement tombée du ciel. L’ange y atterrit en douceur car chez Wenders, l’être sphérique qui franchit la frontière entre les cieux et les humains n’engendre pas la violence. On n’est pas chez les Atrides. L’ange incarne au contraire un désir de douceur et d’élévation, vers Le ciel au-dessus de Berlin, si on traduit littéralement le titre originel du film.
C’est donc dans l’acte blanc que les anges de Bouché vont enfin se toucher, que les corps et la sensualité existent et que le désir sera finalement satisfait, dans sa diversité sensuelle et par une belle variété de styles chorégraphiques, de l’aérien à des pulsations dynamiques contemporaines, en passant par des portés presque classiques. Si dans l’acte noir, ici plutôt gris et de style théâtral avec de jolies pépites circassiennes, aucun toucher ne vient perturber la pureté des anges, même pas dans l’érotisme suggéré d’une boîte de nuit, c’est finalement dans le ciel que les barrières vont tomber. Et on rêve avec eux, sur fond d’une image du Berlin nocturne, vu depuis la perspective des créatures blanches, qu’on découvre bien moins innocentes qu’on ne les imaginait.
Les Ailes du désir de Bruno Bouché par le Ballet de l’Opéra national du Rhin – jusqu’au 15 novembre 2021
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