A Rennes, jusqu’au 27 novembre, le théâtre se déploie avec force au festival du TNB. L’occasion de voir l’une des grandes créations de la fin d’année : Kliniken de Lars Noren, mise en scène par la jeune Julie Duclos.
Comment juger un festival de théâtre ? A sa manière de faire vivre la création contemporaine in medias res, à l’instant de ce qu’elle génère. Ainsi, le festival du TNB réunit pendant quelques semaines certains des noms les plus audacieux du théâtre, de la danse, de la performance d’aujourd’hui : on pourra y revoir par exemple Mes Frères, pièce féroce et rare née de la complicité de Pascal Rambert et Arthur Nauzyciel, mais aussi découvrir Antigone à Molenbeeck, superbe texte du belge Stefan Hertmans associé à Kate Tempest, qui promet de nous plonger dans le tragique malaise de notre temps. Parmi les créations, on retiendra aussi Mes Parents, de Mohamed El Khatib ou les œuvres d’Emmanuelle Huynh dont on ne cesse d’admirer la danse.
Mais pour ma part, la première des apothéoses de ce festival a eu pour nom, Kliniken. La pièce de Lars Noren que Julie Duclos, artiste associée du TNB, qui n’a pas quarante ans, a eu le courage de mettre en scène avec de jeunes acteurs saisissants. Ce texte nous rappelle la perte irrémédiable de la mort brutale de Lars Noren l’année dernière des suites du Covid. Qui saura faire renaître cette empathie, cette justesse, ce désespoir absolu, et cette réflexion sur le langage de notre temps si propre à l’auteur suédois ? Kliniken nous raconte une journée dans un hôpital psychiatrique. C’est simple comme la bible : du matin au soir, les patients attendent. Quoi, qui ? Le médecin qui ne passe que le lundi. L’infirmier qui ne leur vient pas en aide. La famille avec qui ils ne parviennent pas à parler. La sortie, qui recule de semaine en semaine. Duclos fait vivre dans une scénographie minutieuse et un ballet d’acteurs extrêmement pensé, cette solitude des malades laissés dans cette salle d’attente, guettant un avenir qui semble irrémédiablement compromis.
Ils parlent un peu, fument sans cesse, guettent le dîner, sortent dans une cour arborée qu’ils appellent « dehors », s’affrontent parfois. Nous ne sommes pas loin de Beckett dont Noren est un héritier, d’un Fin de partie qui serait jouée sans fin. La constellation des malades s’organise sur scène avec fluidité : il y a le jeune schizophrène qui ne dit pas un mot, l’ancien salarié d’abattoir qui parle sur le ton monocorde que les médicaments génèrent en lui, la maniaco-dépressive, habituée des lieux, qui organise sa vie pour venir là régulièrement, et déclare, entre deux cigarettes, « je n’ai jamais été heureuse », le délinquant, agressif, le migrant, mélancolique, la jeune femme aux personnalités multiples qui ne cesse de se changer. Et puis il y a Sofia, la douloureuse et lumineuse Sofia. Celle qui porte le nom d’une prostituée rédemptrice chez Dostoïevski se retrouve ici l’ange noir de la pièce, adolescente anorexique qui erre de pièce en pièce et répète « je suis la pourriture ». Incarnée avec une grâce mystique par Alexandra Gentil, la jeune fille de dix-huit ans semble, au début de la pièce, celle qui pourrait être sauvée. « T’es jeune » lui répète la maniaco-dépressive, si juste Emilie Incerti, promesse qui résonne dans le vide du fumoir de l’hôpital. Le destin de Sofia s’avère le nœud central autour duquel les autres vont eux aussi déployer leurs récits. Les acteurs réussissent ce tour de force d’affirmer chacun leur ligne de jeu, extrêmement claire, sans jamais affaiblir l’autre. Ainsi l’incroyable performance d’Etienne Toqué qui infuse cette nervosité, au bord de la violence, tout au long de la pièce, comme pris dans un combat permanent. Les acteurs se croisent sur scène, soutiennent ensemble ce même purgatoire. Ainsi, le jeune cadre publicitaire retrouvé comme par accident « chez les fous », nourrit de son jeu « normal », les tons expressionnistes ou déments des autres. Duclos et ses acteurs réussissent à nous faire sentir dans et hors et de cette salle d’hôpital. Nous sommes les souffrants, ceux à qui ça pourrait arriver, et les autres, les absents, ceux qui les ignorent, ceux qui consentent à créer ces purgatoires qui s’approchent tant de l’idée de ce que pourrait être l’enfer de notre temps. Un enfer silencieux, chimique, aseptisé, où la télé du matin au soir balaie les derniers espoirs. Il fallait être capable de créer un tel monde : ce Kliniken le fait.
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