À Chaillot, Rocío Molina, bouleverse à nouveau les codes du flamenco, cette fois seule, face aux guitaristes. Deux solos pour une libération définitive.
Elle a amené le flamenco vers les formes les plus inattendues, revendicatives, théâtrales ou plastiques. A assumé le rôle de l’enfant terrible, a donné celle qui brise les normes en dévoilant son homosexualité. Une fois, en créant Bosque ardora (c’était en 2014), elle a même placé guitaristes, trombonistes et batteur dans une scénographie forestière et ironique sur le rituel de la chasse par une danse au galop. Depuis, on croyait que rien ne pouvait arrêter sa fureur iconoclaste par rapport aux codes sévillans. Car s’il fallait réinventer le genre, Molina signalait haut et fort, avec chacune de ses créations, qu’elle était aux avant-postes, proposant mille gestes que personne n’aurait jamais imaginé arriver depuis l’Andalousie.
En 2018 elle créa Grito Pelao (Cri déchirant), une pièce sur le thème de la maternité où elle danse, enceinte de plusieurs mois – suite à une insémination artificielle – non sans avoir invité sa propre mère à occuper une belle place dans le spectacle. Le message est sans appel : à chaque fois, il n’y a qu’elle pour choisir l’endroit où elle fait apparition ! Sa liberté est totale, jusqu’à évoquer avec une franchise absolue ce que son corps et son âme avaient enduré en se soumettant à l’impitoyable cadence des tournées. Son corps d’athlète, elle ne le sentait plus, toujours obligée d’aller au-delà de la douleur, avant de trouver l’apaisement en créant ce trio au féminin, où elle se réconcilia avec l’idée de maternité qu’elle avait toujours refusée. Aujourd’hui Rocío, toujours là où on ne l’attend pas, veut danser en liberté, sans contraindre son corps.
On ne va donc pas faire semblant d’être déconcerté quand elle nous surprend à nouveau, en se lançant dans une Trilogia de la guitarra où elle danse seule, face à – et en complicité avec – quelques grands guitaristes du genre. Après son Cri déchirant, après la terreur de la pandémie, il s’agit certes pour elle de revenir aux origines, mais pas de manière classiciste ! Redéfinissant la configuration traditionnelle de la danseuse face aux musiciens, elle y introduit une scénographie faite de projections sphériques, alors que les costumes parfois surréels, signés Julia Valencia, confinent à l’art plastique.
Au-delà de son excellence de bailaora, Molina introduit une dimension théâtrale du jeu et des silences, une présence sensible et un dialogue des sensations, pour offrir au public comme à elle-même une palette élargie des émotions. Et ça change tout ! Plus besoin d’incarner cette femme forte et explosive qui fait fureur dans les tavernes de Séville. Chez Molina, tous les états d’âme ont droit de cité, et c’est bien là qu’on identifie avec bonheur l’endroit d’une vraie libération, grâce à une extension des possibilités dramatiques et scéniques. Aussi Rocío peut tout à fait, dans certains tableaux, enfiler la robe traditionnelle, la bata de cola avec sa longue traîne, son but n’est pas que l’auditoire pousse des cris pour l’amener vers de nouvelles explosions du zapateado ou du mouvement des bras et des mains (braceo). Son défi est de nous regarder les yeux dans les yeux et de tenir compte de nos fragilités pour redéfinir la force d’une bailaora. Il n’y a qu’elle pour y parvenir.
Rocío Molina, Inicio (Uno) / Al Fondo Riela (Lo Otro del Uno) – Chaillot Théâtre National de la Danse. Du 18 au 26 novembre.
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