La pièce a cent ans, la création en a vingt : Six personnages en quête d’auteur mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota nous plonge dans une atmosphère puissamment onirique, et intacte.
Il arrive lorsque l’on renvoie un spectacle aimé quelques temps plus tôt, de ne pas éprouver la même émotion que la première fois. Non d’en éprouver une moindre, mais une toute autre, comme face à un spectacle inédit. C’est bien là l’une des plus riches émotions de théâtre, toute pirandellienne. Nul hasard donc, que j’en fasse l’expérience au Théâtre de la Ville, face à Six personnages en quête d’auteur. Ce spectacle, je l’avais découvert, non à la création, il y a vingt ans, mais quelques années plus tard. J’avais alors, comme tant de spectateurs, était stupéfaite par le trouble qu’il génère. D’abord par ce texte qui célèbre aujourd’hui ses cent ans, pièce dont je gardais des années de lycée, un souvenir démonstratif, d’avant-garde qui se donne à voir, mais qui aujourd’hui, ne bouscule plus grand-chose. Et pourtant, ces Six personnages m’avaient profondément marquée. Ce qui m’avait frappée à l’époque, c’étaient ces visages des acteurs dans la pénombre, leur spectralité, leur tragique même, si peu attendu, et soutenu par l’ambiguïté du texte. IL y a quelques jours, j’ai retrouvé la puissance des acteurs, l’inaltérable réflexivité du texte, la virtuosité de la scénographie, mais s’est ajouté autre-chose, qui surpasse l’ensemble : son onirisme absolu. La vie est un rêve, chez Pirandello, et ce rêve se révèle d’une force poétique qui balaie tout. Est-ce le jeu des acteurs, si libre d’être si maîtrisé, la précision démoniaque des lumières, enfin, la vision renouvelée d’Emmanuel Demarcy-Mota qui a tant pensé ce texte, qui mèneraient à cette vision neuve de Pirandello ? Sans doute.
Ainsi, sur scène, six personnages surviennent dans une répétition d’un théâtre en Italie. Ils sont une famille, ils jurent être riches d’un « drame » incomparable, mais cherchent un auteur, et un metteur en scène, pour leur redonner vie. Car leur auteur les a abandonnés au fil de la page, pour une raison que l’on ne saura jamais, et ce mystère-là s’avère sans doute l’essentiel : qu’a craint l’auteur pour ainsi laisser choir ses personnages avant la résolution du drame ? La pièce commence en toute légèreté au gré d’une répétition orchestrée par le directeur du théâtre incarné par Alain Libolt qui confère à ce personnage secondaire mais essentiel, un charisme constant. Dès l’arrivée de cette famille aux allures siciliennes, le drame psychologique, et, on le sait, philosophique, va prendre le dessus. Hugues Quester incarne avec une violence rentrée, ce personnage qui se dissout sur scène, le Père. Rongé par une culpabilité qui n’est sans doute pas feinte, le Père s’avère la figure centrale et fuyante de l’ensemble. Ce point de perspective permet d’entrer dans le rêve, ou le cauchemar, des Six personnages. Face à lui, la Belle-fille Le grand personnage de la pièce. Valérie Dashwood l’incarne avec une hargne et une folie totalement assumées. Il n’y a plus de candeur chez cette jeune fille- y’en-a-t-il déjà eu ?- mais seulement cette rapacité de la vengeance, cette recherche, absolue, de la vérité. Le face à face Quester/ Dashwood fait osciller l’ensemble, de la réalité à la fiction, mais surtout de la métaphysique au rêve. C’est du très grand théâtre. Entre eux, les autres. L’éternelle pieta, Sarah Karbasnikoff dont le corps même témoigne du destin qui s’est abattu sur cette fille de paysans, à la fois sensuelle et mise à terre, par la domination d’un homme. Le fils, Stéphane Krähenbühl, furieux comme un Karamazov, et les deux enfants, bien sûr les deux enfants, muets témoins de la tragédie à venir. Ce sont eux qui nous annoncent au plus juste que nous sommes dans le rêve, éternellement recommencé, de notre propre disparition.
Six personnages en quête d’auteur, Pirandello, mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, Théâtre de la Ville, Espace Cardin, jusqu’au 2 décembre.
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