Avec Le Passé, montage de textes articulé autour de la pièce Katerina Ivanovna, Julien Gosselin plonge le spectateur dans les dévoiements d’une humanité égarée racontés par l’écrivain Leonid Andreïev.
« J’ai envie de me gausser de l’humanité, de rire tout mon soûl de sa bêtise, de son égoïsme, de sa crédulité.» En abordant dans Le Passé l’univers à la fois sombre et tourmenté de Leonid Andreïev (1871-1919), Julien Gosselin aurait pu afficher en exergue du spectacle ces mots notés par l’auteur dans son Journal à l’âge de vingt ans. Découvert par Gorki qui louait « sa perspicacité effrayante », Andreïev n’est pas un écrivain de tout repos comme a pu le constater le public lors de la première en septembre au Théâtre national de Strasbourg de cette nouvelle création du metteur en scène. Plutôt que de se cantonner à un seul texte, Le Passé est un montage habilement élaboré où, autour de la pièce Katerina Ivanovna, s’articulent d’autres écrits : la pièce Requiem, les récits Dans le brouillard et l’Abîme qui opèrent dans le texte central des percées – un peu comme on taillerait au scalpel à même la peau – pour en sonder les entrailles.
Julien Gosselin immerge ainsi le spectateur au sein d’un chaos affolant marqué par l’outrance, la cruauté, les nerfs à vif plongeant toujours plus loin dans les gouffres et autres obsessions maladives ruminées par l’auteur. En ce sens le spectacle a quelque chose d’une progression initiatique – qui est aussi une progression dans l’horreur et le chaos, mais pas seulement, car chez Andreïev au sein des plus épaisses ténèbres pointent parfois de paradoxales trouées lumineuses. Adolescent, il a lu passionnément les œuvres de Schopenhauer et de Nietzsche. Dans le spectacle, sur les murs de la chambre de Pavel, héros du récit Dans le brouillard, les portraits des deux philosophes côtoient une photo de Michel Houellebecq. Âgé de dix-sept ans, Pavel passe son temps à dessiner des bites. La nuit en rêve, il voit son père en costar et en érection. Obsédé par le sexe, comme beaucoup de héros d’Andreïev, il soigne le sien avec un onguent à cause d’une syphilis attrapée au bordel – et qu’il croit fatale. Filmée en direct et projetée sur l’écran qui surplombe la scène, cette séquence est jouée avec des masques dans une veine expressionniste. L’atmosphère embrumée du récit, rendue par l’image en noir et blanc, rappelle l’esthétique du cinéma muet dans sa version revisitée par Guy Maddin. La noirceur de poix et les angoisses de Pavel ont quelque chose d’accablant et en même temps de risible dans leur excès morbide.
L’outrance prend des tournures telles chez Andreïev qu’elle n’est jamais loin de basculer dans le grotesque. Cette ambiguïté indécidable entre le grave et le comique est un des ressorts essentiels de Katerina Ivanovna. Démarrée en pleine surchauffe avec les coups de feu tirés par le député de la Douma Guéorgui Stibéliov sur son épouse endormie, Katerina Ivanovna, la pièce avance par soubresauts se déportant dans une direction puis une autre, comme un véhicule hors de contrôle. Serrant les acteurs au plus près, les mouvements de caméra traduisent autant cet emballement que la perte des points de repère accentuée par le décalage entre ce que l’on voit à l’écran et ce qui a lieu ou non sur scène – celle-ci étant régulièrement vide quand l’action se déroule hors plateau. Stibéliov est persuadé que Katerina Ivanovna lui est infidèle. Heureusement, il n’est pas bon tireur. Mais son geste détermine des changements dans l’attitude de l’épouse agressée qui va s’efforcer de prendre, en vain, son indépendance. C’est là que le montage conçu par Julien Gosselin fonctionne à la perfection. Car en interrompant la pièce à plusieurs reprises avec des séquences adaptées d’autres œuvres d’Andreïev, non seulement il en accentue l’intensité dramatique, mais il offre un éclairage précieux sur sa progression vers un paroxysme halluciné aux accents mystico-métaphysiques d’une violence aussi folle que visionnaire.
Le Passé, d’après Leonid Andreïev, mise en scène Julien Gosselin. Du 2 au 19 décembre à l’Odéon Théâtre de l’Europe, Paris. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Du 20 au 25 mai au Théâtre Les Célestins (Théâtre National Populaire hors les murs), Lyon.