Avec Mère, Wajdi Mouawad poursuit son cycle « Domestique », sur l’histoire de sa famille. Un portrait sincère et terrible d’une femme qui a tout perdu. A voir ce mois-ci à la Colline.
Peu de choses nous échappent encore de la vie de Wajdi Mouawad. Il commença à nous la raconter il y a plus de dix ans, en 2008, dans le splendide Seuls, dans lequel nous découvrions un jeune étudiant montréalais débattant avec son père, plongé dans le coma, de son enfance, du Liban, de la possibilité d’être artiste. Déjà, cette tension centrale, entre la famille d’une part, l’art, de l’autre. La guerre d’une part, le désir de vivre de l’autre. La fidélité à la mémoire d’une part, l’émancipation d’un homme de l’autre. Cette tension qui fonde l’œuvre de Mouawad et qu’il déploya magistralement dans Incendies ou Tous des oiseaux, cette tension qui fait de l’existence qu’il décline, une tragédie perpétuellement irrésolue.
Il y eut ensuite Sœurs, autre pièce intime qui se rejoua l’été dernier : hommage à une figure lumineuse, « sœur courage » qui porte la famille en destin. Avec cet imaginaire, et ce sens du théâtre qui lui sont propres, Mouawad réussissait à donner une vaste envergure à ce solo de femme, sobre et délicat.
Et ce personnage de sœur,Nayla, on le retrouve aujourd’hui dans Mère. Incarnée par Odette Makhlouf, elle s’avère sans doute le plus beau personnage de la pièce. Le plus juste. Car cette jeune fille qui se sacrifie en silence, dans l’ombre de la colère de sa mère, offre la seule échappée d’espoir dans cet intense tableau de la colère. Car rarement, Mouawad a écrit une pièce si tendue et si sombre. Nous sommes pourtant dans un lieu a priori sans drame : un appartement familial du 15ème arrondissement où Jacqueline, et ses enfants, ont trouvé refuge. Au loin, le Liban, la guerre. Au loin, le père qui risque de mourir à chaque instant sous les bombes de Beyrouth. Au loin, le reste de la famille dispersée aux États-Unis et ailleurs. Mais sur scène, le quotidien : les repas que Jacqueline prépare du matin au soir, les devoirs, et la télévision. C’est grâce au poste qu’entre le monde et sa violence dans la vie de cette famille. Ingéniosité théâtrale, la télévision s’incarne sur scène en chair et en os par Christine Okrent – et on reconnaît là la passion que Mouawad voue à Sophocle- qui arrive, à la manière du messager dans la tragédie grecque, pour porter des nouvelles de la guerre. Ces scènes d’Okrent surgissant dans le salon familial, s’avèrent les plus réussies : jouant du décalage entre la langue télévisuelle et la ratiocination désespérée de leur exil, les acteurs excellent. Ainsi, Aïda Sabra, Jacqueline, la mère, sort de sa longue plainte, pour devenir autre, au contact d’Okrent. On saisit alors ce qu’elle aurait pu être, si la vie en avait décidé autrement. Car, au-delà du débat intime que Mouawad mène avec sa propre existence, c’est là l’enjeu de cette pièce ; montrer comment les évènements du monde transforment un individu, le ronge, jusqu’à le dépourvoir de toute possibilité de vivre. Jacqueline a échappé au Liban, mais elle est terrassée par la guerre, l’espace-temps dans lequel elle évolue n’est pas celui de ses enfants, mais celui de sa souffrance. Dans sa douleur, elle est inaccessible, même pour l’enfant de dix ans, le petit Wajdi, qui lui fait face. « Je n’ai pas pleuré depuis la mort de ma mère », répète en leitmotiv le narrateur, qui n’est autre que Mouawad lui-même. Cette sécheresse révèle la matière de cette pièce, car c’est bien l’aridité d’une douleur qui ne saurait s’apaiser dont on nous parle ; qu’il s’agisse de ces haines qui ravagent le Liban- les images de Beyrouth en ruines, ou de Sabra et Chatila sont presqu’insoutenables ou les cris ininterrompus d’une mère incapable de vivre en sachant que son pays meurt. Une mère, et c’est bien là l’une des scènes les plus terribles de la pièce, incapable d’entendre son fils qui cherche sans cesse à lui parler. Mère est une pièce granitique. Une pierre plantée dans le jardin de l’œuvre de Mouawad.
Mère, Wajdi Mouawad, Théâtre national de la Colline, jusqu’au 30 décembre.
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