C’est une création d’une folle originalité que ce Didon et Enée, qui se joue à l’Opéra de Lille.
Didon et Enée ne cesse de faire naître des désirs de réinvention. Comme si ce court opéra baroque, de la fin d’un amour et de la destruction d’un monde, permettait à l’imaginaire des artistes d’aujourd’hui autant de variations. Ainsi, nous l’avions vu shakespearien sur la scène de l’Athénée il y a quelques années, dans la mise en scène de Benoît Bénichou. Aujourd’hui, il devient une vision gothique et hallucinée. Enfin, ce serait un peu simple de résumer ce Didon et Enée à cela. Car d’abord, il s’agit d’une rencontre d’artistes, celle du musicien Atsuhi Sakaï, d’Emmanuelle Haïm, des chorégraphes Franck Chartier et Peeping Tom. Trois puissants univers qui choisissent de s’entremêler. Au centre, le maître qui est convoqué au début de l’opéra par une harangue, « no more Purcell », laissant voir les chanteurs à genoux, saluant l’aube. La lumière, alors, peut entrer. Celle de la musique, mais aussi de la danse. Nous sommes dans une atmosphère de cinéma japonais : sur scène, une Didon très âgée, surnommée « Didi », dont la première parole est pour dire que cela fait trente-sept ans qu’elle se réveille seule. Variation sur le mythe de la femme abandonnée que la musique de Sakaï amplifie par son inquiétante étrangeté. Les costumes sont sombres, les hommes dansent autour de cette reine esseulée, dans un monde abîmé par la guerre, où tous sont endeuillés. Mais nous sommes aussi dans l’opéra, à Carthage, et la véritable Didon, qui chante son rôle, se consume d’amour pour le beau Troyen Enée qui, nous le savons bien, ne restera pas. Parsemé de personnages saisissants, femme sans tête, créature canine, danseurs en costumes, cet opéra confronte ces deux figures de femmes puissantes, l’une à son apogée, l’autre dans sa déchéance. L’une, l’amante, est la chanteuse Marie-Claude Chappuis qui rencontre là l’un de ses grands rôles, l’autre, l’actrice et chanteuse Eurudike De Beul, est la vieille reine d’un royaume en ruines.
Le grotesque est une composante de l’opéra de Purcell, mais ici, il est exacerbé par la danse dont l’expressionnisme engendre le cauchemar. Plus on avance, plus la dimension sexuelle et trouble s’affirme, les interprètes ne reculant devant rien pour figurer cette fin du monde que marquera le départ d’Enée. Car c’est bien là ce que cet opéra nous raconte : la destruction intérieure que provoque l’abandon de l’homme aimé, les frontières psychiques et extérieures sont gommées. Ainsi la scène centrale des hommes en noir qui, de la mezzanine, lance des chaussures sur le centre de la scène, alors que Didi frappe le portrait de l’absent en hurlant « pourquoi m’as-tu quitté ? ».
Et c’est sur cette scène dévastée que Didon entame son fameux dernier air, « When I am laid », repris par le chœur, l’ultime chant d’amour, jusqu’au mythique « Remember me ». Derrière elle, deux corps nus dansent dans le sable, figurant l’amour qui n’a pas pu avoir lieu. La vieille Didi, son double, son avenir, meurt à ses côtés. Rarement, le tragique a été figuré avec autant d’acuité que dans ce tableau sanglant de la solitude d’une femme.
Didon et Enée, Henry Purcell, direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Franck Chartier/Peeping Tom, Opéra de Lille, du 3 au 10 décembre.
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