C’est l’opéra du romantisme français par excellence : Roméo et Juliette de Gounod s’invite à l’Opéra Comique, avec Julie Fuchs dans le rôle de Juliette, et dans les décors inoubliables d’Eric Ruf pour la Comédie Française. Entrons dans les premières répétitions.
Ils s’aiment, oui, mais comment ? On oublie parfois que Shakespeare n’est pas un simple contempteur de l’amour, il en est un des plus précis, des plus méthodiques, et des plus nuancés variateurs. Son Roméo et Juliette ne parle pas d’amour, mais de toutes les possibilités de l’amour. Le tragique n’en est qu’une des dimensions, mais la joie, la terreur, la connivence en sont d’autres, tout aussi présentes. Nul hasard donc que Gounod ait fait de la pièce un opéra d’une telle richesse musicale, alternant les vastes scènes de bals avec les nombreux duos d’amour, ou l’indéboulonnable valse de Juliette à laquelle toutes les célèbres sopranos se sont frottées. Et c’est bien cet infini nuancier du sentiment amoureux qui transparaît lors des répétitions qu’Eric Ruf, Julie Fuchs et Jean-François Borras ont accepté de m’ouvrir, à quelques semaines de la première de ce Roméo et Juliette qui, il y a un siècle et demi, résonnait pour la première fois entre ces mêmes murs de la salle Favart.
Pourtant, nous sommes loin de toute pression, dans le « petit théâtre » perché dans les étages de l’Opéra Comique. Dans une atmosphère bon enfant, et même franchement rigolarde, Roméo et Juliette se rencontrent, se séduisent, se reconnaissent, et se perdent. C’est le premier acte, le premier duo d’amour, qui est jeu de séduction entre les deux jeunes gens : il y est question des « bouches des saintes », et des « lèvres des pèlerins ». L’humour de Shakespeare se nourrit d’images. La mise en scène de Ruf aussi : l’amour naît dans…les toilettes publiques. Scénographie audacieuse conçue lors de la création de la pièce au Français, il y a quelques années, et que l’opéra va réemprunter, accomplissant là non seulement un acte écologique, mais aussi un heureux trait d’union entre le monde théâtral, et le monde lyrique.
Ruf avait réinventé Roméo et Juliette dans l’atmosphère populaire de l’Italie des années trente, accentuant la jeunesse de ce monde des Capulet et Montaigu. Pendant la pause, il me raconte son idée de de départ : « Je ne peux pas concevoir cette pièce sans joie. Le tragique naît de ce que ces gens qui seraient capables de vivre ensemble et heureux, ne le peuvent pas au nom du fatum, de la vendetta… ».
Voici donc Julie Fuchs et Jean François Borras se tournant autour en adolescents joueurs. Eric Ruf, d’une voix douce, les guide vers le burlesque. La difficulté n’est pas moindre de chanter ces vers de Shakespeare qui excellent d’ironie et de sous-entendus, sans perdre le souffle.
Eric Ruf le reconnaît : « Les chanteurs ont tendance à se raccrocher à la musique, plutôt qu’au sens du texte. Là, en l’occurrence, si l’on joue cette scène comme un duo amoureux, c’est incompréhensible. On comprend dans cette scène pourquoi Roméo et Juliette s’entendent : c’est parce qu’un jeune homme et une jeune femme se retrouvent, préalablement à leur attirance physique, sur un ping-pong verbal, une insolence partagée. »
Jean-François Borras est un « Roméo » presque professionnel, c’est la troisième fois qu’il endosse le costume du plus fameux des Montaigu. Mais pour Julie Fuchs, que l’on ne cesse d’admirer, chez Rossini, dans le baroque, et chez Mozart cet été à Aix, c’est une prise de rôle. Elle assume d’avoir pris son temps pour accéder à un tel répertoire : « On me l’avait déjà proposé, mais ce n’était pas encore le moment. Juliette est vraiment un rôle lyrique pour une soprano, et jusqu’à présent, j’avais abordé des rôles plus légers. Mais récemment, j’ai chanté ma première Leïla des Pêcheurs de perles, donc je suis entrée dans le répertoire du romantisme français. Aujourd’hui, je me sens une vraie connivence émotionnelle, et vocale, avec cet opéra et ce répertoire. »
Au fil de la répétition, Éric Ruf continue à expliquer le texte, et le sous-texte aux chanteurs. Il travaille presque comme s’il était sur le plateau du Français, et l’assume. « Le livret est assez respectueux de la pièce de Shakespeare. Si ce n’est l’effet du poison qui est apparemment plus saisissant chez les acteurs que les chanteurs…Une scène est ajoutée, la scène du mariage, dans la cathédrale, puisque Juliette ne meurt plus dans son lit, mais en public, au moment de dire Oui. Mais en dehors de cela, tous les axes sont les mêmes. Je n’ai pas du tout l’impression de changer de paysage, ou de sens. Bien sûr, ce sont des chanteurs, et sur scène, il y a un chœur de trente choristes. Mais cela permet une puissance en plus, je n’avais pas ce nombre sur scène à la Comédie française, ici, le chœur crée la foule. Mais je trouve que c’est un mouvement qui va dans le bon sens, de passer du théâtre à l’opéra. J’ai l’impression de conduire une bagnole qui réussirait à franchir une vitesse. Parce que les chanteurs ont quand même ça d’exceptionnel, qu’ils atteignent un degré d’expression en plus des comédiens… »
Juliette et Roméo passent à la scène du Balcon. Eric Ruf s’adressent aux chanteurs, « n’oubliez pas qu’une scène d’amour peut être dure », et dans l’atmosphère sicilienne de ce Roméo et Juliette, nul doute que l’opéra devrait nous plonger au plus près de cet amour, entre joie et désastre.
Roméo et Juliette, Charles Gounod, direction musicale Laurent Campelonne, mise en scène et décors, Eric Ruf. Opéra Comique, du 13 au 21 décembre.
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