Paris, années soixante : dans la 404 Peugeot, ça sentait le cuir et la cigarette, mélange écoeurant pour le gamin que j’étais. Un dimanche sur deux, mon père nous emmenait au cinéma, ma sœur et moi. Pendant les trajets en voiture, en plus des effluves adultes, il y avait France Musique à la radio. Mon daron adorait le classique, musique adulte elle aussi. J’aimais bien mon paternel mais je détestais ce package cuir/tabac froid/cantates de Bach. Deux ou trois fois, mon père m’avait emmené au concert classique ou à l’opéra, croyant sans doute m’éduquer, me plongeant à coup sûr dans un bloc d’ennui solide comme le béton. Les musiciens en smoking nœud-pap’, bien concentrés sur leur partition, le public en costume et robes de soirée, les chanteuses et chanteurs d’opéra qui vocalisaient des paroles incompréhensibles en italien ou en allemand, tout me plombait. Un truc de « grands », de bourgeois, comme la cravate, qui m’a instillé pour longtemps le rejet de la musique classique, de son univers, de ses rituels.
1972 : je suis en colo pour les vacances de pâques et un gars écoute School’s out, d’Alice Cooper. J’avais déjà écouté du rock auraparavant chez un pote de collège, mais n’y avais perçu qu’un boucan indistinct. Là, j’ignore pourquoi comment, je suis le paratonnerre et Alice Cooper l’éclair : connexion foudroyante établie. Le riff qui te traverse le corps, le refrain irrésistible, la fin de la chanson comme une chute d’électricité, tout me plait. Dès le retour de vacances, j’achète School’s out l’album. Ayant la foi du nouveau converti, j’aime tout dans ce disque : les autres chansons (même si aucune ne vaut School’s out), la pochette en forme de pupitre d’écolier, les photos d’Alice en croque-mitaine désirable, la culotte de fille à l’intérieur qui enveloppe la rondelle de vinyl (non, le rock n’était pas MeToo, il faut bien le dire, mais déjà gender fluid puisque cet Alice était un homme). C’était mon entrée dans les ordres du rock. Ensuite, j’achèterais dix, cent, cinq cent albums, je dévorerais chaque mois Best et Rock&Folk, je rêverais de devenir rock critique, j’assisterais à des dizaines de concerts, je cofonderais Les Inrocks, je deviendrais rock critique.
2021 : le rock m’ennuie. Oh, il m’arrive de réécouter pour la millième fois Highway 61, Born to run, Fun House, London Calling, Cosmos Factory, Beggars Banquet, Abbey Roadou une compile d’Elvis Presley. Je reste indéfectiblement attaché à tout ce que cette musique m’a apporté mais je n’ai plus la foi de découvrir, le désir de nouveauté, je ne crois plus aux gazettes qui annoncent chaque semaine tel nouveau groupe « indispensable », tel nouvel artiste « à écouter absolument ». Strokes, White Stripes, Oasis, Libertines, Artic Monkeys m’ont à peine fait bouger un sourcil : ce n’est pas de la découverte pour mes oreilles de 60 ans mais du repiquage ad nauseam des plans Beatles-Stones. Ces « nouveaux » disques, je l’ai ai déjà écoutés mille fois. En mieux. De temps à autre, parmi l’océan de nouveautés, je chope un îlot isolé, fragile, un Richard Hawley dont j’apprécie surtout les ballades et la voix de crooner, ou un Daniel Romano dont je prise la country langoureuse à la Gram Parsons. J’aime aussi beaucoup La Femme, qui mélange et synthétise avec brio cent ans de courants, de genres, de sons et de textures dépassant le cadre étroit du rock. Les riff killers à la School’s out, je m’en suis lassé. J’ai trop biné le jardin du binaire pour y déceler des territoires neufs et je sens bien que le rock est devenu un idiome muséifié, un truc de vieux, comme le jazz avant lui. Du coup, la nouveauté, le parfum d’inédit, je les trouve en défrichant des terrains longtemps délaissés : chanson française, jazz, bossa nova, musique latina, bo de films, et… mais oui ! opéra et classique. Cela s’appelle sans doute : vieillir. C’est marrant, le temps : on croit le maitriser, mais c’est lui qui nous possède et nous joue parfois des tours ironiques. Aujourd’hui, je n’aime toujours pas l’odeur du tabac froid, mais j’apprécie celle du cuir et j’adore les cantates de Bach.