Avec Transversari, Vincent Thomasset interroge la véracité des émotions, dans un monde qui nous échappe pour nous dominer. A voir au Carreau du Temple.
En danse, plus encore qu’au théâtre, le rôle d’un spectacle n’est pas de nous abreuver de thèses ni de certitudes. Sa valeur nutritionnelle pour nos méninges est proportionnelle à la pertinence des questions soulevées, comme à notre volonté de se laisser traverser par elles. Et cette propension dépend à son tour de la manière dont on nous secoue dans notre fauteuil, gentiment, constructivement… Aussi, dans Transversari, quand Lorenzo De Angelis traverse états et époques, fantasmes, peurs, solitudes et rébellions, nous ne pouvons que nous interroger sur notre monde, à partir de quelques piliers de l’histoire littéraire, par exemple. Mais jusqu’où pouvons-nous ici faire confiance aux images ? Au début, derrière un écran de la taille d’un affichage publicitaire géant, se dessine la silhouette noire d’un homme – ou peut-être d’une femme, d’une tête ou peut-être d’un dos, coiffé d’un baluchon ou d’un tutu, c’est selon. Ce théâtre d’ombres contemporain et ambivalent, qui flirte avec l’abstraction, n’a pourtant rien d’une stylisation à la Bob Wilson. On se croirait plutôt au carnaval…
Et voilà que cet homme sort du cadre de l’écran comme pour entrer dans un roman du XVII siècle, à Venise ou Salamanque, chevalier tragicomique à moitié déchaussé, anti-héros d’un rêve absurde. Vient-il de traverser un roman ou s’est-il laissé traverser par un fantasme romantique ? Il enlève alors sa collerette, son épée et quelques autres parures médiévales, mais pas son masque. Pas encore… Cette seconde peau qui couvre son visage le rend mystérieux, inquiétant, troublant, surtout quand il se trouve entre ses quatre murs. Chaque geste du quotidien, aussi banal soit-il, attire alors l’attention et devient extra-ordinaire. Se laver les mains, obsessionnellement, cuisiner, écrire face à l’écran, jouer avec la télécommande ou la console… En ombre chinoise, avec la maîtrise acquise par De Angelis au cours de sa belle carrière de danseur, chaque geste évoque un possible Nosferatu, un Monsieur K ou tout personnage sorti de quelques dystopies futuristes. Est-il victime d’un isolement subi ? Un hikikomori ? Un sage travailleur-consommateur ? Ou bien un danger potentiel ?
Son côté automate impose la question de ses états émotionnels : Sont-ils réels ou des projections de notre part ? Est-il authentique seulement quand il tire sur ses voisins ? Ou s’égare-t-il dans les délires qu’il consomme sur les écrans et qui le traversent avec leur violence ? Vincent Thomasset, ici autant metteur en scène que chorégraphe, évoque les dysfonctionnements chez les hikikomori, ces reclus qui vivent la nuit et communiquent uniquement par internet : « Ils sont souvent activistes, mais ne savent se relier physiquement au monde. Certains comparent leur état mental à celui des anorexiques. » Le personnage de Transversari (être traversé) vit une perte d’identité et lutte pour se réapproprier son existence, ses rêves, ses gestes… Intrigant à plus d’un titre, ce solo interroge la perte de nos âmes et de nos envies dans le mode de vie que nous avons créé ou accepté, déléguant nos émotions à l’industrie visuelle qui répand sa poudre de perlimpinpin. Ni danse, ni théâtre, ni mime par ailleurs, Tansversari se laisse traverser par les genres, nous éclairant en brouillant nos certitudes. Et se termine par une révolte qui redonne espoir.
Transversari de Vincent Thomasset. Du 11 au 14 janvier 2022. Le Carreau du Temple ( dans le cadre du Festival d’Automne de Paris)