Il faut bien admettre l’immense plaisir que l’on a à se replonger dans l’oeuvre d’un tel maître, tant il remet si bien en perspective ce que nous sommes, nos sentiments, nos fantasmes, nos petitesses, nos grandeurs, la beauté dissimulée par la laideur apparente de nos âmes. À l’heure d’une campagne présidentielle qui par essence est platitude et insipidité, toujours trop prosaïque et idéologique, Proust nous offre une échappatoire de haute tenue, nous rappelant s’il le fallait, qu’il faut observer les êtres humains de très très près, et non sous forme de grands ensembles, de catégories, comme la sociologie triomphante si adjointe à la politique, ne cesse de nous l’imposer.
C’est ainsi avec bonheur, qu’à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de Proust, nous avons lu d’alléchantes nouvelles parutions.
Jean-Yves Tadié, l’auteur de la monumentale biographie de l’écrivain, revient avec un texte passionnant, Proust et la société (Gallimard). L’universitaire rappelle que si nous connaissons le Proust intérieur, psychologique, sur le bout des doigts, son lien au monde extérieur, à la société l’est moins. Lien dont d’emblée, Tadié nous dit qu’il n’a rien à voir avec le réalisme documentaire, que Proust abhorre, ce réalisme documentaire si acclamé aujourd’hui, si pauvre. Chez Proust, un pigeon de Paris n’est pas simplement un pigeon, il est naissance des fleurs, l’art antique, le septuor de Vinteuil. Quelques chapitres à ce titre sont admirables, dont celui sur sa méthode d’approche de la société. L’écrivain ne se promène pas un carnet à la main, mais cherche plutôt à élaborer sa vérité, son roman, à travers ce que lui racontent ses amis, ses connaissances, les carnets mondains des journaux et les livres, différentes couches se superposant et qui finissent par être sa matière. En outre, Proust adore les généralisations, les systèmes, les lois humaines, mais ceux-ci sont élaborés à partir du particulier.
Le peuple par exemple n’est jamais qu’une « collection d’individus ».
La société, quelle couleur a-t-elle chez Proust ? Tadié montre bien qu’il n’y a pas chez lui de classe sociale, encore moins de lutte des classes mais in fine, une communauté nationale supérieure à toutes les divisions. Pas de classes, mais des clans. Les Verdurin, les Guermantes. Comment fonctionnent ces clans ? Ils sont régis par les lois de l’imitation, Proust parle d’« instinct d’imitation qui met tant d’unité dans les goûts d’une génération. » Le clan reste clan grâce à cet esprit d’imitation, résidant dans le langage, dans les gestes, dans les manières de penser.
Le passage du temps ne manque pas de modifier la hiérarchie et la composition de ces clans, on pense à l’ascension sociale de la Verdurin en duchesse de Guermantes. Tadié précise qu’à rebours de Balzac, Proust préfère décrire les ascensions sociales que de montrer les déchéances de personnages. Notons aussi que le moteur des ascensions sociales proustiennes, n’est pastant l’argent comme chez Balzac, que le snobisme.
Qu’en est-il du rapport de Proust au peuple ? Au diapason de Michelet qui considérait la nation tel un individu, Proust assure que celle-ci se modifie aussi avec le temps : « l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruit de divorce entre des époux qui semblaient parfaitement unis (…) tant de renversements d’alliances en si peu de temps entre les peuples. »
Proust éprouve-t-il du désir pour des êtres qui ne sont pas de son milieu ? On aura peut-être oublié l’attirance, certes complexe, que le narrateur eut pour une femme de chambre, dans ce passage éclatant : « Depuis que Saint Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c’était dans ses deux personnes, que faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grandes maisons enflées d’orgueil et qui disent nous en parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux. »
Autre ouvrage remarquable, dans la prestigieuse collection Bouquins, Marcel Proust, Le temps perdu. Il s’agit du roman que Proust souhaitait publier en 1912-1913, et qui fut refusé en tant que tel, par Grasset, Gallimard et Ollendorff, avant d’être publié à compte d’auteur chez Grasset, correspondant à ce qui deviendra Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ce Temps perdu devait être le premier tome du diptyque Les Intermittences du coeur, tel que l’envisageait Proust, le deuxième tome devant être intitulé Le Temps retrouvé. Dans une préface de Jean-Marc Quaranta, ce dernier revient sur l’histoire de cette publication, faisant tomber une idée persistante : Du côté de chez Swann n’a pas été refusé par les éditeurs. C’est une première mouture qui fut rejetée, sorte de dernière étape avant La recherche que nous lisons aujourd’hui. Le livre est un régal pour les proustophiles cherchant à comparer la version première aux deux premiers romans de La Recherche.
Proust, ce parfait antipoison au bourdieusisme, à l’autofiction, aux fanatiques du réel.