Rencontre avec Thierry De Peretti, auteur d’un étonnant film-enquête sur les méthodes douteuses employées en France dans la lutte antidrogue. En salles mercredi 9 février.
Si l’on excepte le très complaisant Pull-Over Rouge de Michel Drach, ainsi que le récent et satirique France de Bruno Dumont, le genre « journalistique » n’existe pas à proprement parler dans notre cinéma français. De mémoire, aucun gros plan triomphal sur la presse du Monde en train de tourner, aucune scène se déroulant dans des bureaux enfumés où s’agitent des journalistes épuisés sur le point de publier un scoop retentissant capable d’ébranler les puissants. Aucun rendez-vous souterrain avec une mystérieuse « source » comme dans Les hommes du président. Il a beau nier ne pas avoir voulu réaliser un film de ce genre, le décidément talentueux réalisateur corse Thierry de Peretti (Une vie violente) n’en est pas moins inquiet. Quand son ordinateur s’allume pour que débute cette conversation « en distanciel », j’ai du mal à le distinguer. Son écran est flou, son grand visage anguleux apparaît comme dans une brume. Il m’explique avoir quelques semaines plus tôt collé du scotch sur sa caméra. « Quand vous réalisez un tel type de film, que vous interrogez les méthodes de la police, ça aiguise forcément un peu la parano. Et il est vrai qu’au moment où l’on a commencé à travailler dessus, j’avais l’impression d’être écouté… ». Comment ne pas le comprendre ? Enquête sur un scandale d’état relate la longue investigation d’Emmanuel Fansten, journaliste à Libération qui a publié à partir de mai 2016 une série d’articles expliquant et interrogeant en détail les méthodes peu orthodoxes employées par François Thierry, ancienne star de la police et grand patron des Stups. Pour mettre en avant médiatiquement des prises de drogues, celui-ci aurait travaillé main dans la main pendant plusieurs années avec Sofiane Hambli, un des plus gros trafiquants d’Europe. Le film pose la question « Est-ce que pour arrêter des trafiquants, il fallait fabriquer Pablo Escobar en France ? »
Selon Hubert Avoine, l’indic ayant aidé Fansten dans son enquête, la lutte antidrogue aurait été dévoyée et l’État serait devenu le plus gros trafiquant de France. Selon Thierry, la fin justifie les moyens. Pour raconter cette histoire complexe, questionner les méthodes de la lutte antidrogue dans un état de droit, Peretti a passé du temps, notamment en Espagne, épicentre du trafic de stupéfiants en Europe, auprès de Fansten et d’Avoine qui est aujourd’hui mort des suites d’un cancer. Peu à peu, il s’est autant intéressé aux questions philosophiques et morales de la lutte antidrogue qu’aux liens entre les deux hommes. Si bien que ce film est d’abord une enquête sur une époque et – selon le terme employé par Peretti, sur la « folie » de deux hommes investis par leurs passions.
Enquête sur un scandale d’état n’est donc pas un film journalistique comme ceux de ses homologues américains. « Je crois qu’Hubert Avoine n’aurait pas apprécié ce film. Il aurait voulu qu’il n’y ait pas de journalistes comme dans le livre L’infiltré qu’il a écrit à quatre mains avec Emmanuel Fansten. Il aurait voulu qu’on le mette en avant, qu’on raconte la façon dont des années avant, il avait infiltré des narcotrafiquants au Mexique. Comme dans mes précédents films, j’ai voulu me pencher sur le récit de ces deux hommes, sur ce qui s’est noué et s’est joué entre eux. Leurs échanges sont très réalistes dans leur vocabulaire comme dans leur débit. On a l’impression qu’ils ne parlent que de ça pour voir jusqu’où ça tient. J’ai filmé jusqu’à l’épuisement. »
Hubert Avoine, devenu Hubert Antoine, est campé par un Roschdy Zem, impérial : matois, félin, direct, trouble, ambigu, beauf, superbe, charismatique, inquiétant. Impossible de se faire une idée complète sur cet homme de l’ombre qui semble à la fois sincèrement investi par sa mission mais également nourrir une rancune tenace et ambiguë à l’égard de son ancien patron François Thierry, devenu Jacques Billard et campé par un Vincent Lindon impressionnant. Au cours du procès en diffamation qu’il intente à Libération, celui-ci défend désespérément et avec une puissance rhétorique ce qu’il pense être la moins mauvaise méthode pour endiguer un trafic devenu impossible à arrêter. « C’est un embobineur sincère ! » me souffle Peretti. Entre les deux, Pio Marmaï joue le journaliste passionné, intense qui récupère les informations de sa source pour mener sa croisade contre une époque où le quota de prises prime sur la déontologie des méthodes employées par la police. « Ce qui est passionnant dans une telle enquête, c’est ce que devient le réel. Chacun compose avec parce que chacun a envie de faire dire aux évènements ce qui l’arrange pour des tas de raisons. Je cherche à trouver une bonne distance pour les observer, comprendre ce qui les anime respectivement et parfois aussi ce qu’ils mettent de côté ou ne veulent pas voir pour des raisons idéologiques, politiques ou intimes. J’ai conçu mon film comme un chœur antique pour interroger le poids de la parole dans notre époque médiatique. »
À cet égard, les séquences les plus impressionnantes du film sont celles se déroulant dans les locaux réels de Libération. « On dirait un énorme vaisseau spatial où chacun peut s’exprimer librement comme dans une assemblée ou une scène de théâtre. J’ai assisté à de vrais comités de rédaction. J’aurais pu simplement refaire jouer ces scènes par des journalistes. Mais j’ai voulu fabriquer de la fiction en les reconstituant avec de véritables comédiens pour que survienne l’impondérable pendant le tournage, même si le film était très écrit et même parfois pendant le tournage, à mesure que « l’affaire » subissait elle-même des rebondissements puisque Thierry a été entre-temps démis de sa fonction. J’ai filmé parfois pendant des heures. ». Avant d’éteindre son écran de brume, Peretti me sourit : « Je montrerai peut-être un jour ces scènes. »
À l’arrivée, Enquête sur un scandale d’état ne ressemble pas au film-enquête attendu. On dirait plutôt un assemblage de longues scènes musicales et parlantes, montées comme un DJ set avec des ruptures de ton et des incessants changements de registres. C’est un film-monde sur la parole et la bonne foi de chacun dans une époque où celles-ci peuvent à tout moment être dévoyées ou rendues caduques. C’est aussi un film sur l’amitié où les échanges s’avèrent aussi passionnants qu’un dialogue entre un artiste et sa muse filmé par Desplechin.
Enquête sur un scandale d’état de Thierry De Peretti. Avec Roschdy Zem, Pio Marmaï, Vincent Lindon. Pyramide. Sortie, le 9 février
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