L’actrice star d’Ozu et de Mizoguchi, Kinuyo Tanaka, était aussi une grande réalisatrice, comme l’atteste la sortie de six de ses films. Un régal.
Des chaussures qui s’éloignent en champ-contrechamp sous la lune, des graines d’aliboufier en signe de deuil, une nuque caressée par la lumière nocturne alors que des mains s’étreignent, Tanaka a offert au cinéma des images inoubliables. Après avoir tourné pour Ozu et Mizoguchi, Kinuyo Tanaka devient réalisatrice. Durant l’âge d’or des studios japonais, en 1953, elle signe avec Lettre d’amour un premier mélo sentimental et enchaîne avec cinq autres films, éblouissants. La restauration 4K Carlotta accompagnée par les éclairages de l’universitaire Pascal-Alex Vincent leur rend enfin justice. En tant que cinéaste, Tanaka offre une nouvelle nuance au cinéma nippon en choisissant de se concentrer sur des histoires de femmes, de mères, de filles à marier, d’anciennes prostituées en voie de reconversion ou de princesses exilées, destituées. Son cinéma très plastique est visuellement époustouflant, sa caméra se plaît à décadrer légèrement les personnages, les saisissant toujours un peu de biais, dans des plans qui réinventent la nature morte. Qu’elle se plonge dans la fresque historique (La Princesse errante, 1960 ou Mademoiselle Ogin, 1962), l’étude de mœurs (La Nuit des femmes, 1961) ou encore le mélo (La Lune s’est levée, 1955 et Maternité éternelle, 1955), elle convoque souvent les décors végétaux et minéraux.
Son art de la composition picturale, florale même, se déploie dans des surcadrages qui accommodent à souhait fleurs de cerisiers, personnages en kimonos et monts enneigés. Sa caméra flotte le long de subtils travellings, de lents mouvements d’appareil épousent des corps penchés, affaissés ou au contraire débordant de vitalité. Dans ce Japon des contes de la lune vague dont Tanaka a été la figure emblématique, la tradition ancestrale se frotte à la modernité. Depuis les ruelles envahies par les filles de joie après la fermeture des maisons closes, Kuniko (Chisako Hara) ne cesse de se cogner à des murs pour redevenir une femme respectable (La Nuit des femmes). C’est dans une pépinière, au milieu des fleurs, après avoir été humiliée, marquée à vif dans sa chair, brûlée même par des ouvrières, qu’elle trouve enfin la paix. Adapté d’un scénario d’Ozu dont on retrouve le tropisme, La Lune s’est levée façonne une délicate romance à trois temps. La jeune Setsuko rêve de marier l’une de ses sœurs aînées avec un ami de jeunesse. Pour cela, elle s’adjoint l’aide précieuse de Shoji, jeune beau-frère de sa plus grande sœur, qui la conseille et l’aiguille. Setsuko fourmille d’idées pour favoriser l’union des amants jusqu’à négliger ses propres sentiments. « Le printemps qui m’habitait a laissé place à un hiver glacial », ainsi débute la lettre que la princesse errante, Ryuko, envoie à son époux en captivité (La Princesse errante). Dans un épilogue magistral, la cinéaste esquisse le deuil de leur enfant avec pudeur, fixant des objets : une poupée, un ballon rouge, un violon, un costume d’écolière comme autant de reliques chargées de dire la douleur. Un travelling vertical suit les branches fleuries de l’aliboufier en guise d’espoir d’une réunion des époux séparés par la prison et l’exil. Tanaka, une cinéaste essentielle.
Kinuyo Tanaka, Mademoiselle Ogin, La nuit des femmes, La princesse errante, Maternité éternelle, Lettre d’amour, La lune s’est levée, Carlotta Films, à partir du 16 février au cinéma.
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