Le compositeur répétitif américain, a choisi de fêter ses 85 ans, par la création mondiale à Mulhouse d’un ballet inspiré par le chef-d’œuvre de Lewis Carroll.
Aussi à l’aise dans le théâtre —il a monté Comédie de Beckett avec sa propre compagnie Mabou Mines qui officiait à New York dans les années 1960—, le ballet —il a collaboré avec Andy de Groat, Lucinda Childs, Jerome Robbins, Twyla Tharp —que l’opéra et la musique pure, Philip Glass a choisi de célébrer en beauté son 85ème anniversaire avec Alice: un spectacle en dix-sept tableaux, librement inspiré d’Alice au pays des merveilles, créé à la Filature de Mulhouse et mobilisant l’orchestre et le ballet de l’Opéra du Rhin. Chat de Cheshire et Lapin blanc, Reine de cœur et vers à soie opiomanes, les créatures hautes en couleurs du conte fantasque de Lewis Carrol partagent la scène avec des personnages réels ou contemporains; à commencer par l’héroïne Alice Liddell, devenue une femme âgée qui se remémore en rêve l’écrivain qui fit d’elle une héroïne de fiction. A la veille de la création mondiale de ce ballet, Philip Glass et les metteurs en scène et chorégraphes Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn, nous ont donné quelques clés pour appréhender leur livre d’images, agrémenté de projections vidéo et même d’un air pour soprano !
Comment vous est venue l’idée de monter un spectacle revisitant l’Alice de Lewis Carroll ?
Philip Glass. Oh, ça fait longtemps qu’on y pensait. Nous nous sommes rencontrés un jour à Londres et nous nous sommes demandés ce qu’on pourrait faire ensemble. Amir et Johnny étaient persuadés qu’Alice pourrait faire un excellent ballet et je me suis dit que ça collerait parfaitement avec mon style musical.
Jonathan Lunn. Personnellement, cette histoire me captivait depuis l’enfance. Elle a inspiré autant Walt Disney que le ballet royal de Covent Garden, mais toujours de façon similaire. Nous nous devions de l’aborder sous une nouvelle perspective, en ayant à l’esprit Lewis Carroll, en imaginant le sous-texte de cette histoire. Puis en développant le personnage d’Alice elle-même, à qui Lewis Carroll qui était son professeur de mathématiques raconta toutes ces histoires, et qui vécut jusqu’à l’âge de 84 ans. L’idée nous est venue d’explorer la relation entre un créateur et sa muse et, chemin faisant, on a décidé de faire jouer ces deux rôles par une seule et même personne.
Amir Hosseinpour. Ce spectacle est aussi une exploration de la culture anglaise. On ne voulait pas rester coincés dans l’époque victorienne, mais montrer une Alice imaginant l’époque élisabéthaine à venir, à commencer par la reine elle-même qui donne son visage au personnage de la Reine Rouge. D’où également des personnages nouveaux, échappés de la saga Harry Potter, du Blitz de Leigh Bowery, du Londres punk des Sex Pistols, comme du football, revisité avec l’humour des Monty Python.
Qu’est-ce qui vous attire d’abord, Philip, lorsque vous vous lancez dans un projet de ballet ou d’opéra, des idées ou un personnage ? Je sais que nombre d’entre eux, de Einstein On the Beach à The Perfect American, sur Disney, en passant par Akhnaten ou Satyagraha, sur Gandhi, ont été inspirés par des personnes réelles…
Philip Glass. Je n’aurais jamais pensé à écrire un opéra sur Akhenaton si je ne m’étais pas d’abord intéressé à sa vie, si je n’avais pas lu des livres sur lui. Ce sont souvent des personnages historiques qui m’inspirent mais cela ne signifie pas que je me contente de faire de purs biopics. Il faut que ces figures puissent incarner quelque chose de contemporain également, qui fasse sens pour nous aujourd’hui. Et pour nourrir ce travail, il y a des personnages clés qui déterminent le contenu émotionnel de l’œuvre et qui guident son développement. Ce fut le cas pour Einstein on the Beach, Satyagraha et Akhnaten…
Parfois c’est plus complexe, je pense notamment à votre incroyable Belle et la Bête, vrai-faux opéra dans lequel, les chanteurs semblent s’adapter au mouvement des lèvres des personnages sur l’écran, pour un résultat à la fois réaliste et surréaliste, ce qui était le plus bel hommage possible à rendre à Cocteau…
Philip Glass. Il serait fastidieux d’expliquer ce processus consistant à donner voix à plusieurs personnages choisis dans un film, car il y a plus de paramètres en jeu, du simple fait qu’ils ont leurs propres rythmes…Alice est plus simple, au sens où le personnage est apparu d’emblée et a conservé sa centralité dans la pièce.
Mais du coup comment avez-vous collaboré techniquement avec Amir ?
Philip Glass. Ce fut assez instinctif, difficile à décrire. Je l’ai d’abord rencontré à Linz où nous avons travaillé sur mon opéra intitulé The Lost (Spuren der Verirrten) d’après Peter Handke. J’ai réalisé que nous procédions de la même manière pour développer une histoire et des personnages et, du coup, on a eu envie de poursuivre l’expérience. Chaque collaboration est différente. Alice est vraiment née de mon amitié avec Amir et Johnny, du plaisir que nous avions à travailler ensemble. Ces projets durant lesquels on découvre des choses en même temps sont les plus chers à mon cœur.
Amir Hosseinpour. Ce qui est génial avec Philip, c’est que bien qu’il soit une légende, on peut l’appeler à n’importe quel moment et lui dire : “Je viens d’avoir une idée, et si on traitait cet épisode sous la forme d’un tango’’ ou bien ‘’et si tu composais une nouvelle chanson pour cette scène ?’’. C’est vraiment un rêve de pouvoir travailler comme ça, dans l’harmonie, le plaisir et l’amitié.
Vous semblez inspiré par le spectacle et l’opéra au point d’incorporer à cette occasion de nouvelles composantes dans votre langage. Je pense à l’utilisation extensive de la polytonalité dans Akhnaten et à ce passage dans The Perfect American où vous utilisez un contrepoint chromatique, joué à la celesta, pour faire dériver l’harmonie. Ou encore à cet interlude, avec une marimba basse, où vous modulez de septièmes majeures en accords diminués…Qu’allez-vous faire dans Alice pour nous étonner ?
Philip Glass. Il m’a semblé qu’Alice, dans cette pièce, avait besoin d’une forme de caractérisation qui la différenciait des autres personnages, sa propre voix si l’on veut, et quelle meilleure manière de lui en conférer une sinon en composant pour elle un aria ! Amir et Johnny ont eu l’idée géniale d’utiliser le texte du Quadrille des homards, l’un des poèmes les plus célèbres de Carroll. C’est ainsi que l’on a pu déterminer quel genre de femme allait devenir Alice.
Vous avez une longue histoire avec la France, puisqu’après y avoir étudié avec Nadia Boulanger, c’est au Festival d’Avignon que vous avez créé votre premier opéra en 1976, Einstein on the Beach…
Philip Glass. Oh, vous remontez loin là! Dans les années 1960, il me semblait que les Français étaient à la pointe de l’avant-garde théâtrale et musicale. Je me passionnais pour tout ce que je voyais et entendais, à commencer par Cocteau qui me fascina immédiatement. J’ai vraiment aimé participer à la vie culturelle parisienne pendant ce séjour…
Amir Hosseinpour. Oh continuez, j’adore quand vous parlez de Paris, de Nadia Boulanger qui vous disait ‘’il faut travailler !’’…
À propos de travail, je crois Philip que vous écrivez actuellement une nouvelle symphonie…
Philip Glass. J’ai quelques projets d’œuvres en cours, effectivement…
Alice, Philip Glass, Amir Hosseinpour & Jonathan Lunn. Ballet sur une musique originale de Philip Glass d’après le roman de Lewis Carroll (1865). Création mondiale.
Du 11 au 23 février à la Filature de Mulhouse et à l’Opéra de Strasbourg.
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