Que de pépites dans cet ouvrage mené de main de maître par Sébastien Le Fol, journaliste au Point. Sa belle préface raconte l’intérêt, la passion que voue Le Fol à la littérature. Il n’y a pas de livres chez ses parents, d’où l’envie dévorante de lire. Il a son professeur Germain, il est proviseur adjoint du lycée Guillaume Apollinaire. Il croit en lui, l’invite et lui donne des livres. Il n’y avait plus qu’à. Rien d’étonnant ainsi qu’il dirige cet ouvrage, La fabrique du chef-d’œuvre, sous-titré, comment naissent les classiques. Chez Perrin. Rien à voir avec le livre de Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre, où le romancier s’attaquait à la notion de chef-d’œuvre sous toutes ses coutures. Là, plutôt une approche biographique et contextuelle.L’atelier de l’écrivain au moment de l’écriture. Le Rouge et le Noir, les Fables de la Fontaine, Le Voyage au bout de la nuit, Gargantua etc… Le patrimoine français y passe, avec brio. Il faut dire qu’il y a de belles plumes, Nicolas d’Estienne d’Orves, Jérôme Dupuis, Mathilde Brezet, Sébastien Lapaque, François- Guillaume Lorrain, Christian Authier…
Les pépites ? Le Céline de Dupuis revigore. Il faut dire que le sujet est bon. Quel personnage que ce Céline ; quel style, surtout. On oublie, on s’y replonge et c’est un régal. La lettre adressée à Gaston Gallimard lorsqu’il lui envoie son manuscrit du Voyage, tout en humilité : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille. » On connait la suite. Gallimard le refuse, Denoel le prend. Tente de le charcuter, la ponctuation est fautive, voyons. Mais il tient bon : « J’ai l’air baveux, mais je sais à merveille ce que je veux. » Il rentre chez lui, dit à une amie : « Ils veulent me faire écrire comme Mauriac. » À la sortie du Voyage, il y aura un malentendu avec la presse de gauche, qui croit voir un roman communiste. Pas con, il ne nie pas, il veut vendre, mais rit sous cape. On dirait Houellebecq cent ans plus tard. Balzac, Zola, Flaubert, c’était fini avec lui, répète Céline régulièrement : « Je ne veux pas narrer, je veux faire ressentir. » Un dernier bon mot. Henri Miller lui envoie son Tropique du Cancer, écrit à la Céline. Il lui répond, en 34 : « Toujours plus de discrétion ! Sachez avoir tort-le monde est rempli de gens qui ont raison- c’est pour cela qu’il écœure. » Allez comprendre, mais c’est profond.
Ailleurs, une curiosité, signée Nicolas d’Estienne d’Orves. Un certain libertin, Jean Anthelme Brillat-Savarin. L’ouvrage s’intitule : Physiologie du goût, premier bréviaire de la naissante gastronomie. Époque : Restauration. L’amusant, c’est que ce Brillat est un austère, homme d’esprit plus qu’homme de plaisir, nous dit NEO. Il avait même mauvaise réputation dans les cercles gourmets parisiens. L’un d’eux dit : « il était un gros mangeur et causait fort peu et sans facilité. Il avait l’air lourd et ressemblait à un curé à la fin du repas, sa digestion l’absorbait. » Le livre, lui est léger, rapide, moderne, en un mot, littéraire. C’est un succès, des souvenirs, des théories, des aphorismes que l’on apprend par cœur, de table en table. Des exemples : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange » ; « Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil ». Le pauvre meurt quelques jours après la parution de son livre. NEO est catégorique, c’est un ouvrage majeur : « À dater de Brillat, la nourriture quitte le camp du trivial pour gagner ses lettres de noblesse. Elle devient un sujet littéraire ».
Les pages sur Stendhal sont passionnantes.
Pierre-Guillaume Lorrain mène entre autres une réflexion sur la réception du Rouge et le noir. Les ventes, on ne sait pas trop. Mais presse et écrivains réagissent, à rebours d’une idée reçue que Stendhal aurait traversé le XIXe siècle dans l’anonymat.
L’influent Jules Janin du Journal des débats est enthousiaste : « Ouvrage remarquable, vif, coloré, il mérite d’être lu. » Mais attaque l’homme : « railleur cruel, sceptique méchant, heureux de ne croire en rien, jetant son venin sur tout ce qu’il rencontre. » Le Figaro est emballé : « Malgré ses longueurs, ce livre est le plus remarquable qui ait paru depuis la Révolution de Juillet, et comme elle, le succès ira loin. »
Goethe, le grand Goethe, est élogieux, les portraits de Mathilde de la Mole et Madame de Reynal semblent l’enchanter : « les caractères des femmes, tous frappants : tous renferment de grandes preuves d’observations psychologiques aussi justes que profondes ; elles font pardonner bien des extravagances ou improbabilités de détails. »
Son ami Prospère Mérimée, lui, ne l’épargne pas. Comme d’autres, l’immoralité de ce roman le dérange : « Un de vos crimes est d’avoir exposé à nu et au grand jour certaines plaies du cœur humain trop salopes pour être vues… » Autre temps, autres mœurs : Mérimée tomberait de sa chaise à lire les romans contemporains. Très étonnant : Stendhal, monsieur chasse au bonheur, paraît un écrivain très sombre. Musset, dans Le temps : « M. Stendhal est un désenchanteur par excellence ; il aime à désoler le monde (…) Qu’on ne s’y méprenne pas, ceci est un éloge. » Un autre, jeune, un certain Balzac, dans le même sens, parle à propos du Rouge d’une « senteur cadavérique d’une société qui s’éteint. » Ailleurs, Balzac encore : « M. de Stendhal nous arrache le dernier lambeau d’humanité et de croyance qui nous restait. »
Sébastien Le Fol est pessimiste. Il se qualifie de dinosaure. Plus personne ne lit, paraît-il. Allons allons. C’est vrai que peu de personnes lisent. Sérieusement. Mais rien de neuf sous le soleil. La réponse est dans votre livre. Céline, à Dabit, années trente : « Notre littérature, mon vieux, n’existe plus. C’est une archéologie. La littérature ne signifie plus rien aujourd’hui. La vie ne passe pas plus par elle. (…) C’est fini mon vieux. À nous la casquette des gardiens de musée. » La littérature a toujours été à la marge. Les gens vivent sans elle, et c’est peut-être mieux ainsi.