Yevgenia Belorusets est écrivain et photographe, et vit entre Kiev et Berlin. Elle a quarante-deux ans, et est aussi la co-fondatrice du magazine de littérature et d’art ukrainien « Prostory ». Elle a beaucoup travaillé sur son pays, l’Ukraine, et notamment sur le conflit du Donbass, au cours duquel elle a interviewé un certain nombre d’habitants de la région, pour écrire Lucky Breaks, collection de récits, de destins absurdes ou tragiques. Depuis le début de la guerre, elle tient ce Journal en allemand de Kiev, qu’elle a accepté de nous transmettre afin de nous faire vivre son quotidien et celui des habitants demeurés dans la capitale assiégée.
Samedi 12 mars : « trop fatiguée pour le bunker »
Ce fut une nuit sans sommeil. Les sirènes qui résonnèrent dans la ville me réveillaient sans cesse. Mais j’étais trop fatiguée pour descendre dans l’abri. J’entendais des explosions, et espérais que personne ne serait blessé. Puis j’essayais de deviner ce qui avait précisément lieu, mais sur Telegram, il n’y avait que des nouvelles d’autres villes. On y parle beaucoup des blocus que les forces russes organisent dans les petites villes, et ce cauchemar du siège que les habitants endurent jour et nuit. Mon projet de la journée était d’aller chercher ma veste pare-balles qui avait été enfin livrée. Puis, je voulais rendre visite à une dame du voisinage qui exerce depuis le début de la guerre l’étrange métier de surveiller un immeuble, un peu comme une concierge, s’étant donnée comme mission de veiller à ce que les appartements abandonnés depuis le début de la guerre ne soient pas pillés. Son nom me rappelle mon enfance et sonne de manière charmante : Dussia.
Pendant la nuit, la peur m’a de nouveau attaquée. Les sirènes, ces trompettes du ciel, me mettent très mal à l’aise. Je me demande à chaque fois combien d’inconnus armés vont tomber, afin que chaque rue, chaque maison de cette ville soient réduites au silence et à la disparition. Dans ces moments, j’essaie de me calmer, de me dire que ce n’est qu’une petite attaque de panique, que ça va passer.
Lorsque j’ai retrouvé Dussia, j’ai senti dans sa voix à la fois l’anxiété et la tendresse. Elle était ravie que je lui donne des nouvelles d’une des personnes enfuies de ces appartements qu’elle garde. Personne ne peut la distraire de sa veille, puisqu’elle vit elle-même seule dans cet immeuble. Je l’ai d’abord sentie méfiante, puisqu’elle a voulu dans un long entretien téléphonique s’assurer que j’étais digne de confiance. Elle a même peur d’aller faire ses courses. J’ai lu le sentiment d’impuissance sur son visage, mais elle a décidé de rester. 15 familles sont encore présentes dans l’immeuble et comptent sur Dussia. J’essayais de la dérider avec quelques remarques et plaisanteries sans importance. Lorsqu’elle m’a souri, j’étais contente et me suis promis de revenir la voir.
Le soir, j’ai eu des nouvelles de mon amie par mail. Un groupe de femmes avec enfants ont tenté aujourd’hui de fuir un village à pied des environs de Kiev, village qui porte le nom très soviétique de « Sieg ». Dès que le groupe a quitté le village, il a été pris pour cible par des tireurs. Sept femmes et un enfant ont perdu la vie. Mon amie m’a écrit qu’elle comprenait pourquoi les Ukrainiens parlent désormais de « génocide » pour évoquer cette guerre. Je ne suis pas sûre que ce soit le mot juste, mais je n’ai fait que lire et relire les nouvelles qu’elle me donnait.
Lorsque je regarde les commentaires qui accompagnent la publication de ce Journal, je remarque à quel point tant de gens ont un « avis », une « expertise » sur la guerre en cours. Parmi ceux qui disent le mal qu’ils pensent de l’invasion, et du régime de Poutine, je lis souvent ce genre de réflexions : « ce régime russe est inhumain, meurtrier, mais hélas très dangereux et imprévisible. Nous ne pouvons pas savoir ce dont cet homme ignoble est capable s’il perd en Ukraine. S’il gagne, le monde gagne lui aussi un peu de temps, pour se préparer et réfléchir à la nouvelle situation. »
Cet argument doit enseigner quelque chose au monde : si l’on ne se mêle pas de ce qui arrive, on souffrira moins.
Nous endurons aujourd’hui les conséquences de cette manière de penser, déclinée en tant de langues par des milliers de gens qui cherchent à protéger le plus grand criminel du monde. Il ne s’agit pas seulement d’oublier les visages de la souffrance, et de laisser la violence se perpétuer, mais aussi d’accepter l’idée qu’il faut nourrir le monstre par des sacrifices, et lui apporter chaque jour de nouvelles victimes.
Ainsi, le monstre démontre aujourd’hui cette force qui lui permet, lorsque des femmes et des enfants tentent de fuir le village de « Sieg », se livrant à vue au soldat, de donner l’ordre de tirer.
Vendredi 11 mars : Musique
Les fenêtres de ma chambre sont couvertes par des draps qui laissent transparaître une lumière chaude, tout à fait charmante. Une application de mon téléphone m’annonce que la sirène de bombardement s’est arrêtée. C’est un de ces moments où j’ai l’impression d’avoir découvert quelque chose de fondamental : j’ai compris à quoi sert la photographie. Je suis photographe depuis longtemps, mais jamais je n’ai eu ainsi la certitude de sa nécessité.
Ce n’est qu’à l’aide de photos que je peux me souvenir précisément de mes promenades d’aujourd’hui. Dans ce quotidien de guerre, il n’y a que quelque chose d’extérieur, de mécanique, d’immédiat comme la photographie, pour maintenir la ligne du temps et des souvenirs.
Lorsque je suis partie me promener, j’étais encore perdue dans mes réflexions après les nouvelles du matin, et ne regardais pas vraiment la rue. Avec une grande tristesse, je me résolvais à la possibilité qu’à la toute fin nous serions contraints de quitter Kiev. C’était clair depuis longtemps, mais aujourd’hui, cette évidence me revint à l’esprit.
Puis, je me suis dit, tant que je suis à Kiev, je dois prendre soin de chaque minute, et regarder autour de moi : la ville, les rues, les gens. C’était une décision assez naïve. Et très vite, je me replongeais dans mes pensées, et ne prêtais plus attention à ce qui m’entourait.
Les soldats de la Défense Territoriale me saluèrent de la main. J’aperçus deux jolis visages de jeunes femmes, qui me racontèrent en riant, qu’elles appartenaient à la « Libre Armée d’Ukraine ». Elles me donnèrent leurs numéros de téléphone. Peut-être nous recroiserons-nous, me dirent-elles.
Un peu plus tard, et de manière assez inattendue, j’ai entendu de la musique. Je traversais l’allée centrale du Parc à Sculptures. De loin, j’entendis un tambour, une flûte mélodique et des cloches. La musique venait de la colline. En y prêtant attention, je me rendis compte que la musique se rapprochait de moi. Puis, j’aperçus un petit groupe d’hommes et de femmes avec des instruments de musique, qui au loin, jouaient. Ils alternaient des fragments, des pauses, et différentes tonalités. Je les regardais, médusée. Ils se rapprochèrent et me lancèrent un regard amical. J’étais si surprise de voir ces musiciens, et d’avoir entendu leur musique, que pendant un instant, j’oubliais ce que nous vivions. .
Les images que j’ai continué à produire ce jour-là me racontent une deuxième scène importante de la journée : j’ai croisé des employés municipaux qui barbouillaient de feutre les cartes touristiques du centre-ville, que l’on peut trouver un peu partout. Ils étaient accompagnés de membres armés de la Défense territoriale. Je ne pouvais faire des photos qu’à condition que leurs visages n’apparaissent pas.
Me vient un autre souvenir, qui a un lien avec la musique : le 8 mars, journée internationale de la femme, je me suis rendue à la pharmacie avec ma mère. Sur le chemin, nous avons croisé une vieille femme, une rose à la main. Ma mère a parlé à la vieille dame, et ont échangé leurs coordonnées, au cas où l’une d’elles aurait besoin d’assistance. La vieille dame a alors commencé à réciter un poème, qu’elle avait écrit pendant la dernière guerre. Il parle de dictature, de la guerre, et à la fin, était formulé ce serment : que jamais le mal, et l’absurde remportent la victoire. La femme portait un foulard, et semblait assez timide, mais la mélodie de ses vers était musical et juste.
Les plans touristiques sont ainsi barbouillés afin que les saboteurs qui ne cessent de s’immiscer dans Kiev et les autres villes menacées, ne puissent pas utiliser ces plans pour s’orienter. Car la plupart du temps, ils n’ont pas de Smartphone, et se perdront à coup sûr dans les rues.
Les nouvelles d’aujourd’hui étaient horribles. Mais je pense à la musique, aux chansons qu’ici les gens continuent de chanter. À la Musique.
La sirène est repartie. J’attends et espère que le ciel sera bientôt sécurisé.
Jeudi 10 mars : Illusions
Une journée dans un Journal semble former une unité propre. Le récit engendre la fausse illusion d’un récit logique qui conduirait à une conclusion. Cette guerre engendre beaucoup de ces illusions. Par exemple celles qui ont préexisté au commencement de cette guerre : les blindés russes se sont amassés à la frontière, les hommes politiques ont annoncé la guerre, les diplomates ont déserté le pays. La guerre a eu une ouverture, un prologue, comme dans une pièce de théâtre, ou comme un oracle qui se serait vérifié.
J’ai encore du mal à saisir comment cela se passe, de savoir à l’avance qu’une guerre se prépare, une guerre dont le cycle est connu ; bombarder des villes pacifistes, tuer des milliers de gens. Aujourd’hui, les nouvelles annoncent que les pertes civiles sont bien supérieures à celles des militaires.
Je soupçonne hommes politiques qui ont annoncé cette guerre, de n’y avoir pas vraiment cru eux-mêmes, et d’avoir jusqu’au bout pensé qu’elle serait évitée. Sinon, le monde aurait tout fait — peut-être même bien plus que « tout »— pour ne pas laisser ce désastre avoir lieu. La guerre n’était pas une option réaliste, elle était absurde, impossible à concevoir. Et lorsqu’on se réveille au milieu de cette guerre, cela demeure : elle demeure inconcevable.
Mais au niveau des hommes politiques, ce refus de voir la réalité des choses s’accompagnait aussi de la peur d’un immense spectre, celui qu’une dictature corrompue et agressive a réussi à faire naître avec sa propagande continuelle. Ce spectre a déjà réussi à faire croire au monde qu’il était si puissant qu’il réussirait à prendre l’Ukraine en une « Blitzkrieg » de quelques jours. Ce serait comme un voyage touristique pour les soldats-ils reviendraient couverts de fleurs. Une victoire rapide semblait acquise.
La peur nous a lié les mains. Nous aurions mieux dû être prêts. Tous ont attendu, jusqu’à ce que la catastrophe réellement advienne. Ainsi, je dois rester à Kiev, alors que le monde entier nous regarde, et voir les maisons, les vies des gens, les souvenirs partir en fumée dans un feu énorme.
Mais encore aujourd’hui, en pleine guerre, les morts absurdes, les blessés, la souffrance et les pertes, les criminels qui poursuivent leurs actions, sont prévisibles. Chaque jour ou presque, la Russie réitère d’anciennes ou de nouvelles requêtes, qui sont toujours des demandes territoriales. Une nouvelle préface est écrite à la guerre chaque jour. Car si les requêtes de la Russie sont rejetées, ce sera encore et toujours la guerre, encore et toujours la mort.
Alors que j’écris, une amie m’appelle pour me raconter que sa mère, qui habite à Charkiw, a aperçu d’un balcon un homme parler russe dans la rue. Il était en train de faire des repérages dans la rue pour un bombardement devant sa maison. Il était très clairement un « Navodchik », mot d’une autre époque, qui signifie « mitrailleur »- quelqu’un qui décide où devra tomber la prochaine bombe, qui aide à viser sur des quartiers de civils pacifistes. Il y avait à côté une épicerie de fortune qui se mettait en place, peut-être était-ce pour cela qu’il voulait bombarder.
Le père d’une autre amie est demeuré à Charkiw, parce qu’il voulait rester aux côtés des employés de sa petite entreprise. Il espérait ainsi aider les gens. Toute une journée, il a fait face aux attaques de mortier et aux missiles. Désormais, mon amie cherche désespérément une aide psychologique pour lui, dans une ville qui est sous contrôle. Son père ne sait plus où il est, ni ce qui lui arrive.
Aux premiers jours de la guerre, à Charkiw, des animaux d’un petit zoo privé ont été blessés. Des employés du zoo sont restés, pour les soigner. Certains ont été blessés, d’autres sont morts, mitraillés sur le chemin de leur travail.
Une de mes connaissances vient de passer douze jours dans une cave sans lumière, dans une petite ville près de Kiev, presque sans nourriture. Elle vient d’être sauvée.
De mon côté, j’ai été prise à partie par un vieux couple dans la rue de Kiev. Le couple, me voyant traîner avec mon appareil photo, a cru que j’étais une espionne des Russes. Ils m’ont emmené à un poste de contrôle, espérant que je sois neutralisée. Je ne voulais pourtant faire qu’une photo pleine d’espérance de la ville. Je voulais montrer qu’il demeurait dans la ville un service de livraison, pour apporter de la nourriture aux personnes âgées et aux malades. Que les rares livreurs qui demeurent marchent désormais dans toute la ville ! Ce qui signifie que ceux qui ne peuvent plus sortir, et qui ont tant besoin d’aide, pourront croire encore un peu qu’ils sont en sécurité, et que l’on prend soin d’eux.