Cette Eurydice livre le portrait d’une femme abandonnée, soliloque lyrique d’une héroïne tragique. Comment est née l’image de cette Eurydice ?
De l’oeuvre de ma femme, Nasty Rodonova, cycle de poèmes courts qui finissent par créer une chaîne de perceptions brisées. Ceci dit, dans mes œuvres antérieures, j’ai pu écrire de tels rôles : mon plus grand opéra, Nosferatu, laissait une grande place à Perséphone, dans un autre, se succédaient quatre monologues d’héroïnes grecques tragiques, et même mon plus récent opéra était Octavia, du nom de la première femme abandonnée de Néron…Je ne veux pas analyser la raison qui me mène à m’intéresser à ces femmes, mais le fait est que je poursuis cette ligne d’héroïnes féminines depuis des années. Peut-être est-ce l’espoir que les femmes sauvent le monde. Qui sait ? Eurydice se fonde en effet sur la perspective d’une femme perdue, d’un futur perdu, d’une connexion perdue avec le temps, tout est dans le texte. Mon travail était de faire valoir le texte, grâce à l’électronique notamment. Le texte est brisé, il agit comme un puzzle, l’interprète saisit ces morceaux de puzzle, et recompose une ligne.
Eurydice est-elle en enfer ? Le lieu, malgré les sons urbains, demeure assez énigmatique…
On ne sait pas si elle est dans la réalité, ou en enfer. Si elle se souvient de ce qui a eu lieu, ou s’il s’agit d’un rêve. Il y a la volonté forte de brouiller les possibilités de perception, d’abolir la dimension concrète des choses.
Votre œuvre a été sous-titrée, « une expérience du noir », est-ce une plongée dans l’obscurité qui nous attend ?
C’est une idée de l’équipe, et du metteur en scène, Antoine Gindt, que je trouve excellente. Le noir est une image fondamentale pour moi, j’ai toujours pensé dans ma vie artistique, que la perception était par nature plongée dans le noir : la perception, c’est quand les yeux commencent à s’acclimater au noir, à discerner des formes, des paysages, dont on ne sait jamais s’ils sont réels ou imaginaires. Ce que nous avons, est seulement ce que nous avons dans l’esprit. Construire, et reconstruire le monde dans le noir, voilà la réalité de notre expérience. Écouter est donc aussi un art créatif. Agir contre le noir de notre intériorité. Le noir n’est pas la tristesse, mais l’origine de notre perception.
Les arias sont préenregistrées, et réintroduites dans l’opéra, en réponse à l’interprétation live…Pourquoi ce système d’échos ?
J’ai mis ces morceaux enregistrés pour abolir la linéarité. Le récit doit aussi être brisé dans la musique. Comme dans la vie, tout est soudainement perdu, nous n’avons plus qu’à reconstruire, encore et encore. Cette idée d’un sol qui s’effondre est au point de départ de toute l’œuvre.
Orphée ne chante pas, mais il est présent sur scène, grâce au danseur Dominique Mercy, ancienne figure de la troupe de Pina Bausch…
C’est la décision clé d’Antoine Gindt : de trouver le drame à l’intérieur du texte. Bien sûr, c’est lié à la vie de Dominique, puisqu’il était l’Orphée de Pina, c’est donc lié à son propre souvenir. S’il est absent par la parole, c’était une idée formidable qu’ils soient ensemble sur scène. Ils ne se voient pas, ne se croisent pas, ils vivent dans une dimension différente. On ne sait pas s’ils se touchent vraiment, ou si c’est la réalisation d’un fantasme.
Eurydice ( une expérience du noir), texte de Nastya Rodionova, musique de Dmitri Kourliandski, mise en scène Antoine Gindt. À l’Athénée, du 12 au 15 avril.