À l’Odéon, Séverine Chavrier présente sa dernière création, une adaptation d’un des premiers romans de Thomas Bernhard. Après avoir déjà mis en scène en 2018, Déjeuner chez Wittgenstein, elle revient à l’écriture du dramaturge autrichien.
C’est la deuxième fois que vous vous frottez à Thomas Bernhard. Qu’est-ce qui vous donne envie de l’adapter au plateau ?
Ce que j’aime dans l’immobilisme bernardien, c’est son acuité, son humour désespéré, son fol amour de l’art, sa vie avec la musique, la violence verbale des rapports et cette question de l’impossible grande œuvre à écrire, de l’effort intellectuel contrarié, de l’exigence poussée à son point de stérilité et d’absurdité. La Plâtrière est un de ses premiers romans, le quatrième en l’occurrence. Sa fascination pour les faits divers liés sans doute à son passé de chroniqueur judiciaire est très présente ; il est encore hanté par la question du suicide et y attaque déjà le pays natal et ses beaux sites, cimetières pour la pensée, qu’il peuple d’une violence sourde et compulsive. Un homme, Konrad, rêvant d’écrire un Essai sur l’ouïe, s’installe avec sa femme infirme dans une vieille demeure, une plâtrière, loin de la ville, du monde, isolé de tout. En questionnant la quête d’absolu, le besoin de solitude, de silence, une certaine forme de misanthropie, l’auteur tisse un récit glaçant mâtiné de mélancolie autour de l’échec, de l’empêchement de se réaliser, la frustration de ne jamais trouver le temps de la réflexion ou de toujours procrastiner, succomber à toutes sortes de diversions subies ou souhaitées. Par manque de courage, de tranquillité, jamais Konrad n’arrivera à jeter sur le papier le moindre mot. Absorbé par sa dépression, il s’enferre, lui l’autodidacte, dans une sorte de délire mégalomaniaque et passe à l’acte.
Comme souvent dans l’œuvre de Bernhard, il est question d’infirmité…
En effet, l’épouse de Konrad est infirme. Elle est dépendante de son mari. Elle ne peut survivre sans lui. Mais lui, vivant à ses crochets, et expérimentant sur elle une méthode qui nourrit ses recherches, ne peut exister sans elle alors qu’elle le dérange dans son travail. Ces deux-là se tiennent par la haine. En remontant le temps de la découverte du corps mort de cette femme à l’installation dans cette maison isolée, Thomas Bernhard se livre avec habileté à une reconstitution de cet enfer conjugal entre tragédie et comédie. C’est une farce mélancolique. Comme dans le Déjeuner, Bernhard place ses personnages dans un état de survie, et réussit à décrire à travers cette bourgeoisie en perte de vitesse, ce monde qui périclite emportant avec lui les murs du foyer et ses habitants.
Comment donnez-vous vie à cette écriture si particulière ?
Quand on adapte un roman au théâtre, j’ai l’impression qu’il est important de lui faire faire un saut esthétique et dramaturgique avec tous les médias du plateau. Il faut malaxer la matière, la faire sienne et trouver la fidélité dans une lecture assidue de toute l’œuvre mais aussi de la constellation qu’elle a créée autour d’elle, après elle. Ce qui m’a plu dans ce texte, c’est aussi d’en relever certaines gageures scénographiques comme la question du vrai et du faux, de la reconstitution, ou celle de ce bâtiment énigmatique qui est un personnage à part entière. Comment sur une petite saynète prise dans la neige donner l’impression d’immensité ? Avec Louise Sari et Quentin Vigier nous avons imaginé une scénographie où un jeu de caméras vidéo-surveillance diffracte l’espace et permet d’entrer dans le délire paranoïaque de Konrad. Étant musicienne de formation, cela m’intéressait aussi d’explorer le champ sonore autour des recherches sur l’acoustique du personnage principal. Comment rendre compte de ce confinement forcé, de cet échec, mais aussi de l’humour, de la poésie absurde qui innerve l’œuvre, lui donne cette densité cynique autant que burlesque.
Ils nous ont oubliés, d’après La Plâtrière de Thomas Bernhard, mise en scène Séverine Chavrier, à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris, du 12 au 27 avril