Si comme moi, vous éprouvez une certaine lassitude à entendre grogner, geindre une France morose et hargneuse ; si comme moi, vous préférez tourner le regard que de voir ces commentateurs, professionnels ou amateurs, en plein confusionnisme, (entre ceux qui se demandent si l’extrême droite est l’extrême droite, entre ceux qui assurent avoir vécu cinq ans sous un régime fasciste, entre ceux qui soutiennent un candidat pro Poutine, pro Castro, pro Maduro, pro Chavez, pro Hassad tout en croyant malgré cela garder les mains propres etc.). Si comme moi, vous pensez qu’une vie plus douce, enivrante, est souhaitable, lisez ce livre. Nocturne français, signé Bertrand de Saint Vincent (Grasset). C’est un régal, de formules justement troussées, de portraits vernissés, de rencontres incongrues, d’acidité et de tendresse.
L’introduction, remarquable, donne le La. Il y eut et il n’y a plus. Ou très peu. Quelque chose a changé, lentement puis brutalement, dans la société française. Un « éclat sinistre », « un ricanement ». Une France coupable d’être ce qu’elle est et ce qu’elle a été. Où et comment, ce qui a fait le charme français, « la belle humeur », l’esprit de « futilité », « le panache », « l’élégance », où et comment tout cela a-t-il disparu ? Le chroniqueur mondain du Figaro constate, il n’explique pas, regrette que l’esprit de sérieux, c’est-à-dire l’obsession politique, ait tout emporté sur son passage. « L’excès tient lieu de savoir vivre ». Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux pour s’en convaincre. L’excès de rage, surtout. Bertrand de Saint Vincent observe enfin, d’une de ses phrases dont il manie si bien la forme, « Une civilisation s’éteint dans un bruit de clavier ».
Heureusement, restent quelques oiseaux rares, dont Bertrand de Saint Vincent se fait l’ornithologue. Ce zoo a ses vertus, ses codes, ses perversités, ses ridicules, ses beautés, que le chroniqueur décrit, épingle, embellit.
Les formules, d’abord, qui font mouche, de ce lecteur des moralistes du XVIIe siècle. Il y en a un certain nombre, qui à elles seules, font le sel du livre.
Jack Lang, croisé à une soirée ? Il a l’air « recousu jusqu’en haut du visage : « Sa vie ne tient qu’à un fil. » Giscard, au cercle Phebus ? Un prince qui a « du pouvoir, des femmes, de la gloire, de l’argent, il avait tout chassé même le naturel ». Dodo la saumure, le maquereau de DSK, vous vous souvenez ? Saint Vincent l’a rencontré. Il vient de sortir de prison. Verdict : « Pas l’ombre d’un scrupule. Effarant de simplicité, sa vie le fait marrer. La justice le poursuit. Pas sa conscience ». Saint Vincent nous assure que Dodo a du cœur : « « Il agit pour fournir du bon temps à ceux qui n’ont rien à ne se mettre sous la dent, sauf une prostituée de temps en temps. » Saint Vincent s’amuse, fait un tour à la fête de l’Humanité. Ce qui vaut sentence : « la fraternité, c’est ce qui reste quand on a tout oublié de la réalité du communisme. » Un soir, une soirée très mondaine autour de Philippe Tesson. Le gratin de droite (pléonasme ?) est là, Beigbeder, Rouard, Zeller… et Clémentine Autain ! Surprise ! Que va-t-elle devenir, notre Autain communiste nationale ? Affaire à suivre. Une soirée au château de Versailles. Du caritatif, du people, des colliers de perles. L’ennui assuré, mais c’est pour la bonne cause. Saint Simon, pardon Saint Vincent, lui s’amuse et trouve les mots. Vanessa Paradis parade, apparaissent « ses dents du bonheur dont on peut douter qu’elle l’ait connu ». Plus loin, Catherine Deneuve, souveraine : « Que peut-elle attendre d’un excès de lumière, sinon la révélation de ses ombres grandissantes ? Elle a atteint cet âge, où lorsqu’on a tout été, il faut continuer à être ». Respect comme disent les jeunes. Huppert et Tautou se lèvent à la table d’à côté : « « Isabelle Huppert et Audrey Tautou longent notre table dans un froissement d’os. On dirait deux squelettes tirés à quatre épingles. »
Le monde de l’art contemporain en prend pour son grade. Il est vrai qu’il y a de quoi faire. La redoutable Patricia Marshall, conseillère de riches collectionneurs, arrive sautillante « sur ses jambes de roseau, mi-requin, mi-sirène. » Une flèche, et puis voilà. Il croise aussi, au même endroit, dans un appartement de 350 mètres carrés dans le 16e arrondissement, en marge de la FIAC, un artiste minimaliste, Rick Owens. Sa femme vaut le détour : « Elle a placé tout son or dans ses dents. Le moindre des sourires est passible de l’impôt sur la fortune ». C’est ce qui s’appelle avoir de l’esprit.
Saint Vincent aime les snobs au cœur sec, aime les voyous au verbe haut, et parfois, il aime tout court. Sempé l’émeut, et émeut le lecteur. Sempé a fait une attaque, mais le moment où il parle de son travail, il redevient enfant. Puis un vieux monsieur quand l’entretien s’arrête. Une phrase de Sempé, merveilleuse d’intelligence d’observation : « je vois des gens qui marchent dans la rue. Avec une sacoche un peu lourde. Ils sont désespérés. Mais ils continuent. Ils continuent parce qu’ils sont d’un naturel gai. » À méditer, sérieusement, comme une phrase de Cioran à l’envers.
Finissons le tour du zoo par deux snobs, des vrais. Odieux comme ils peuvent l’être, mais à qui on pardonne tout parce qu’il s’agit d’oiseaux en voie de disparition ; et parce qu’ils sont un peu plus géniaux que les autres.
Il y a le dandy et illustrateur Floc’h qui ne s’intéresse qu’à lui-même selon ses propres dires ; ou dans le même genre, le décorateur François-Joseph Graf, « dictatorial, perfectionniste, ne supportant pas l’à peu près, la mollesse, l’affadissement. Autant dire qu’il ne supporte pas grand-chose, pas grand monde. » Il est un « des derniers snobs de la planète ». Je vous le disais, une espèce à sauver. Comme beaucoup d’oiseaux de cet ouvrage.
Lisez ce livre. C’est une échappée. Comme on est loin d’Annie Ernaux.