À partir des œuvres d’Homère et d’Hanna Krall, Krzysztof Warlikowski compose avec L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, une fresque foisonnante.
Depuis ses débuts Krzysztof Warlikowski aime composer de grandes fresques théâtrales où il tisse ensemble des thèmes habités par les tragédies de l’histoire européenne du XXe siècle et en particulier de la Shoah pour les inscrire sur un fond mythologique. Considérant le présent comme un palimpseste, il envisage la scène comme le lieu où explorer la façon dont les fantômes du passé continuent de hanter les vivants. De là est née sa relation privilégiée avec une auteure comme Hanna Krall dont l’œuvre est obsédée par la Shoah et à laquelle il revient régulièrement comme c’est le cas dans L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, spectacle inspiré, entre autres, de son roman Le Roi de cœur.
Si le théâtre est un art du présent, ce qui intéresse Krzysztof Warlikowski c’est la façon dont la mémoire agit sur les êtres, souvent à leur insu. Mais la mémoire, c’est aussi ce que l’on convoque en s’efforçant de retrouver ce qui a eu lieu avec toute la difficulté que ça suppose quand on préfère parfois oublier ou encore quand les mots viennent à manquer. Soit parce que le souvenir est trop douloureux, soit parce que la réalité est trop forte pour se laisser facilement appréhender, comme c’est le cas aujourd’hui avec la guerre en Ukraine qui semble réveiller des démons qu’on croyait à tort endormis pour toujours sur le sol européen. Rien d’étonnant donc si en plein entretien sur le spectacle le lendemain de sa première française en mars à Clermont-Ferrand, il s’interroge : « Que peut-on dire aujourd’hui face à ce qui se passe en Ukraine ? Quelle prise de parole peut-on se permettre quand la guerre fait rage ? On se retrouve muet. »
Ces remarques n’ont rien d’une coquetterie. En témoigne le drapeau ukrainien déployé en fond de scène à la fin de la représentation. Mais surtout le silence, la difficulté à rendre compte de bouleversements historiques dont les répercussions sur les destinées humaines sont innombrables constitue un des thèmes centraux de cette création en forme de labyrinthe d’une richesse et d’un pouvoir d’évocation impressionnants où l’histoire personnelle déjà pas banale d’Izolda Regensberg, rescapée des camps d’extermination nazis, se conjugue à l’Odysséed’Homère, librement réinterprétée par le metteur en scène.
Le fait que des personnages réels prennent vie en parallèle avec des héros mythiques permet de multiplier les points de vue et d’interroger les rapports entre les faits historiques et la fiction. Cette approche s’appuie principalement sur la démarche d’Hanna Krall, qui n’a cessé de mener de front deux carrières : à la fois journaliste et auteur de fiction, avec cet effet que parfois chez elle les reportages deviennent des sujets de fiction.
Un scénario pour Hollywood
Cette question du statut du reportage dans sa relation à la fiction est à l’origine de L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood. Tout commence quand Izolda Regensberg demande à Hanna Krall d’écrire son histoire. Krzysztof Warlikowski : « Il s’est passé quelque chose d’étonnant entre elles dont Hanna Krall a tiré deux livres. Il y a le roman, Le Roi de cœur, dont est inspiré le spectacle. Mais avant ça elle avait écrit une nouvelle, Une histoire pour Hollywood, où l’on apprend comment elle a accepté d’être ghostwriter (nègre) pour cette femme qui lui téléphone d’Israël en lui disant : ma vie, ça vaut un film hollywoodien, j’ai déjà l’idée d’Elisabeth Taylor pour jouer mon personnage. Après quelques réticences, Hanna Krall a bien écrit ce livre commandé par Izolda, mais cette dernière n’en a pas été du tout satisfaite. Elle voulait un grand Buch haut en couleur, une épopée pleine de cœur, de désespoir et de larmes. Au de lieu quoi Hanna avait écrit un récit sobre et relativement court. Tout ça, Hanna Krall le raconte dans Une histoire pour Hollywood sur un ton ironique, légèrement moqueur. » Izolda Regensberg a effectivement eu une vie incroyable. Son mari a été déporté à Auschwitz puis à Mauthausen. Elle se fait arrêter à Vienne alors qu’elle tente de se rendre à Mauthausen. Elle est déportée à son tour à Auschwitz puis à Bergen-Belsen dont elle s’évade. À la fin de la guerre, elle retrouve son mari. Ils rentrent en Pologne d’où ils sont chassés en 1968 en tant que juifs. Ils s’installent à Vienne où ils ouvrent un magasin de jeans. Finalement ils se séparent et Izolda part vivre en Israël où leurs filles sont déjà installées. Elle s’occupe alors de personnes âgées. C’est à ce moment-là qu’elle se dit qu’elle mérite une « récompense » pour sa vie sous la forme d’un livre qui pourrait devenir la matière d’un scénario pour Hollywood. Hanna Krall n’a pas écrit le livre dont rêvait Izolda. Dans un entretien avec Piotr Gruszczynski, dramaturge au Nowy Teatr de Warsovie, elle explique : « J’ai le sentiment que la Shoah ne peut être racontée ». Et ajoute : « Izolda ne pouvait pas raconter son histoire à ses petites filles ; au sens littéral parce qu’elle ne parlait pas l’hébreu, mais également parce que cette histoire ne se laisse pas raconter ». Cette impossibilité de parler de la Shoah, Krzysztof Warlikowski la reprend notamment en projetant dans le spectacle une scène du film Shoah de Claude Lanzmann. « La question, c’est : comment on raconte une histoire ? Chez Hanna Krall, un reportage devient très facilement une nouvelle. De son côté, Claude Lanzmann dit que Shoah, c’est une mise en scène. C’est pour ça qu’on montre cette séquence où un coiffeur est questionné par Lanzmann dans un salon de coiffure à New York. Le salon de coiffure a été loué. L’homme n’exerce plus ce métier. La seule chose qui est vraie, c’est son silence, son impossibilité viscérale à répondre aux questions de Lanzmann. Donc c’est une fiction vraie. »
Pendant qu’il préparait ce spectacle, Krzysztof Warlikowski a été invité en Grèce pour faire une création à Epidaure. Il y a renoncé, mais a quand même animé des ateliers à Athènes avec des jeunes metteurs en scène sur l’Odyssée. « Ils m’ont montré des films de Theo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse et L’Eternité et un jour. C’est là qu’est née l’idée d’histoires parallèles qui se reflètent, le voyage d’Izolda et le voyage d’Ulysse. Mais la folie de ce projet, c’est que ni l’histoire d’Izolda, ni l’Odyssée ne sont adaptables au théâtre. »
Le retour d’Ulysse
De fait le spectacle multiplie les niveaux de récit, notamment quand certaines séquences filmées se reproduisent sur scène, comme si les personnages étaient sortis de l’écran accentuant la confusion entre réalité et fiction. Ulysse de retour chez les siens reçoit un accueil glacial. Une fois à table avec Pénélope et leurs deux enfants, il se vante de ses exploits : sa victoire contre le Cyclope, ses prouesses sexuelles auprès de Circé ou de Calypso. Mais c’est un vieillard, joué par Stanislaw Brudny, acteur âgé de quatre-vingt-douze ans – à l’origine, le rôle était tenu par Zygmunt Malanowicz décédé du covid pendant les répétitions et à qui le spectacle est dédié. Où l’on voit que ce qui a intéressé Warlikowski dans l’Odyssée, que ce soit celle d’Ulysse ou d’Izolda, c’est d’abord le thème du retour. Un thème décliné sous des formes multiples, parfois ironiques, comme cette reconstitution de la rencontre entre Hannah Arendt et Martin Heidegger dans la Forêt-noire dans les années 1950, avec à la clef une inversion des rôles, puisque c’est Arendt qui revient en Allemagne. « En parallèle aux retrouvailles entre Ulysse et Pénélope où cette dernière ne trouve rien à dire, il m’a paru intéressant d’imaginer la rencontre entre Hannah Arendt de retour en Allemagne où elle est accueillie comme une star et son ancien amant, Heidegger, exclu de l’université en raison de sa compromission avec le nazisme. On ne sait pas exactement ce qu’ils se sont dit, mais la rencontre a vraiment eu lieu. Dans cette scène Arendt parle de son retour aux Grecs, ce qui permet de rapprocher Homère et Hanna Krall. Krall n’aime pas Arendt. Elle lui reproche d’avoir dit que les juifs allaient à la mort comme des animaux à l’abattoir. Exilée aux États-Unis, elle n’a pas connu le contexte de la guerre en Europe. C’est pour ça que je pense qu’un des thèmes dominants du spectacle, c’est la question de la mémoire. »
L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, d’après Homère et Hanna Krall, mise en scène Krzysztof Warlikowski du 12 au 21 mai au théâtre de La Colline.