Prodige des lettres américaines, Joshua Cohen s’est mesuré à deux personnages juifs hors-norme : Benjamin Nétanyahou à travers le père de celui-ci au destin à la fois tragique et pathétique, et Harold Bloom, le monstre sacré de la critique conservatrice américaine. Rencontre au Flore, deux heures durant.
Vêtu d’un long manteau de vison noir, coiffé d’un bonnet sombre et chaussé de lunettes cerclées d’intellectuel sourcilleux, Joshua Cohen surgit au premier étage du Flore. Curieux sentiment d’être téléporté cent ans en arrière en URSS, à l’époque des commissaires politiques et de se retrouver en présence d’un épigone de Trotsky. « Tu es loin du compte avec le look bolchevique des années vingt, me met en garde l’écrivain, c’est un manteau typique des Talibans, oui, des Talibans ! Regarde sur mon portable ce qu’écrit ce marchand avec lequel je suis en contact : ‘Grâce aux glorieux Talibans, nous sommes de retour dans les affaires. Nous offrons maintenant notre vison aux clients internationaux, nous n’acceptons que le bitcoin’. Je songe à m’associer avec lui ! Même Ron Wood des Rolling Stones en a acheté un ! » Est-il sérieux, alors que nous commandons une bouteille de Brouilly ? Oui, sans doute. Cohen est une pile électrique passant d’un sujet à l’autre avec la même faconde, tout en surveillant d’un œil curieux notre voisine de table, une quinquagénaire très bourgeois qui ne perd pas une miette de nos échanges, au point que Cohen se demande si ce n’est pas un membre des services secrets français. Avec cet auteur aux aguets, nous voici au cœur du sujet. Qui dit la vérité ? Ou est-elle ? Dans le roman, véritable chaos organisé, autant vous dire qu’on ne sait jamais sur quel pied danser, ce qui relève du vrai ou du faux.
Je demande à Cohen s’il travaille lui-même pour la CIA. Rires : « j’ai écrit le livre d’Edward Snowden que je connais bien, tu ne risques pas de me croiser dans les couloirs de la CIA, mec ! » Et, au fait, ces Nétanyahou ne sont-ils pas furieux d’être malgré eux les « héros » grotesques de cette satire ? Cette drôle de famille pourrait-elle le poursuivre en justice ? « Oui, mais ils ne gagneraient pas, et ce serait la meilleure pub possible pour le livre ! Le roman est sorti en Israël, et je ne m’inquiète pas trop des risques de poursuites : Benjamin Netanyahou a de sérieux problèmes avec la justice en ce moment ! ».
Il est temps d’expliquer de quoi le roman ressort : nous sommes dans l’hiver 59-60 dans une petite ville de l’État de New York. Professeur d’université spécialisé dans l’histoire des impôts, Ruben Blum vit au milieu d’une famille très névrosée. Un jour, ses collègues d’université le charge, en tant que seul professeur juif, d’accueillir et d’évaluer la candidature d’un certain Ben-Zion Nétanyahou, spécialiste (juif) de l’Inquisition. Celui-ci débarque dans une voiture… accompagné de son insupportable femme et de ses trois tout aussi insupportables garçons dont un certain Benjamin, dix ans, promis à un brillant avenir en Israël (enfin, selon le point de vue dont on se place). Cette tribu grossière, sans-gêne et envahissante va bientôt dérégler l’existence jusqu’alors relativement paisible du malheureux professeur Blum jusqu’à l’apothéose finale qui semble sortie tout droit d’un délire des Marx Brothers…
Joshua Cohen me demande des conseils culinaires. Je lui recommande la soupe à l’oignon et le carpaccio de boeuf et, tandis que je vante ce haut lieu intellectuel parisien hanté par Sartre et Beauvoir, Cohen me répond : « pas la peine de me le rappeler, mec, je le savais ! C’est même à partir de Beauvoir et Sartre qu’ils produisent chaque jour leur fameux carpaccio ! » Il n’est pas interdit de rire aux éclats entre deux questions censées être plus sérieuses. Pendant qu’il avale Sartre et Beauvoir par tranches fines, je reviens à nos Netanyahou : Tu peins Ben-Zion, le père de Benjamin Netanyahou, comme un historien à la rigueur très approximative doublé d’un personnage des plus vulgaires…
– Ben-Zion était en réalité un écrivain de fiction ! Il faut le comprendre comme ça. Il est facile de reconnaître les techniques de fiction dans ses livres historiques car il essayait de persuader ses lecteurs de ses vues en colorant les choses de certaines manières. Il m’est plutôt sympathique pour cette raison.
– Benjamin Netanyahou l’apparaît nettement moins…
– Oui, mais dans le roman, il n’a que dix ans et tout ce qu’il fait, c’est effleurer le pénis de son frère. Ben-Zion Netanyahou avait été expulsé de la Palestine avant-guerre, il n’a jamais pu trouver de travail en Amérique, et au lieu de faire partie de la génération fondatrice d’un nouveau pays, il s’est retrouvé coincé à Philadelphie, travaillant dans le plus complet anonymat. Il était proche de Vladimir Jabotinsky, ce poète, journaliste et homme politique, fondateur de la droite dure israélienne ». Cohen montre dans le livre comment le plus grand avatar de ce créateur du mouvement révisionniste se trouve être « Bibi » Netanyahou. « Malgré toute sa folie, Jabotinsky était un intellectuel et il fut le seul leader non officiel à alerter les dirigeants d’alors que les Juifs allaient être anéantis par les Nazis. C’était aussi un terroriste favorable à la violence contre les Britanniques et contre les Arabes. Proche de Jabotinsky, Ben-Zion Netanyahou a lui aussi tenté avant-guerre de persuader les membres du Congrès, mais aussi Roosevelt d’entrer en guerre. Parce qu’il avait échoué à convaincre, Ben-Zion avait estimé que sa vie avait été un échec ».
Cohen s’exprime par une voix très sonore et fait parfois de grands moulinets théâtraux avec ses mains, comme si nous étions sur la scène de la Comédie française. Il embraie sur Israël où il se rend souvent : « Les gens ne se rendent pas compte à quel point Israël est foutu à bien des égards. C’est un endroit où le Premier ministre actuel est, en ce moment même, jugé dans un certain nombre de procès distincts. Quant à Ehud Olmert, un ancien Premier ministre, il a fait seize mois de prison pour corruption. Ce pays complètement dingue a pris l’habitude de mettre ses dirigeants en prison. C’est là-bas un sport national ».
Puis, redressant son nez de sa soupe à l’oignon où flottent des morceaux de gruyère râpé coagulés, s’adressant soudain à notre photographe : « hé Laura ! Continue de me prendre en photo comme ça et je vais apparaître dans Transfuge le visage décoré au fromage fondu ! »
Dans un duo, il y en a souvent un qui reste imperturbable car il est en service commandé, et c’est moi : À la fin de ton roman, lui dis-je, tu ne conclus pas. Il y a cette lesbienne qui se présente comme « La Gouine », qui dit à Blum tes histoires de juifs on s’en fout… on a d’autres problèmes plus grave à régler aujourd’hui. On sent ici que tu te fous d’elle, mais en même temps on devine de l’autodérision chez toi…Est-ce qu’elle n’a pas raison ?
Ce que je veux dire, c’est qu’on ne sait jamais vraiment ce que tu penses de tout ça, de cette situation, de tes personnages, comme si ton jugement était en suspens…Comme si la vérité était discutable à l’infini. Est-ce l’influence du Talmud ? Ha ha ! Tu sais que le mail que cette lesbienne m’a envoyé et que je reproduis dans mon livre n’est pas inventé ! Mais oui, pour répondre à ta question, la certitude est le problème qu’affronte tout écrivain. Je n’ai jamais cru à la tradition sartrienne selon laquelle l’écrivain devait être nécessairement engagé du bon côté. Ou qu’un livre doit être utile. Mein Kampf était considéré comme un livre utile. On voit ce que ça a donné ! Si j’écris de la fiction, c’est pour créer des personnages horribles pour lesquels vous pourrez ressentir de la sympathie. Je suis très sentimental. Un exemple ? si je me retrouvais assis à table à côté d’un nazi et que celui-ci m’avait tout l’air d’être un gars sympa, je pourrais lui dire ‘Je suis un peu d’accord avec toi, tu sais, on dirait même que tu as raison !’ Je serais incapable d’écrire des romans si j’avais des certitudes et des avis tranchés. Dans un roman, tu dois faire face à la laideur, tu ne dois pas porter de jugement, trouver l’obscurité en toi qui te fais te sentir de l’empathie envers tes personnages troubles ».
Je lui dis à quel point la longue évocation de l’Inquisition dans le livre est une manière d’évoquer les apôtres de la cancel culture. Il reconnaît le parallèle mais sans être inquiet. Bien au contraire, mais pas pour les raisons supposées : « l’inquisition espagnole est le miroir de notre temps. La tentative actuelle de mise au pas de la littérature par la bien-pensance n’est pas un problème. Je suis au contraire très heureux de constater que la plupart des romans d’aujourd’hui sont si fades, si politiquement correct, parce que mec, ça me fait sortir du lot et me rend, en comparaison, beaucoup plus intéressant (éclat de rire) ! Bon, en même temps, aussi terrible que cela soit, la cancel culture n’est pas encore la déportation au goulag, ce n’est pas Isaac Babel exécuté d’une balle dans la tête dans les caves de la Loubianka, c’est juste prendre le risque d’être jugé politiquement incorrect par Netflix. Mais, putain, mec, qui se soucie de Netflix ? En quoi dépendre du jugement moral de Netflix ferait de toi un meilleur écrivain ? »
Je poursuis sur ce sujet central du livre, cette cancel un peu chasse à l’homme… « Il y a un exemple frappant de ce que peut donner la culture de l’annulation, sous une forme extrême : la conférence de Wannsee dont c’est aujourd’hui le quatre-vingtième anniversaire. En vingt minutes, ce jour-là, une quinzaine de personnes a planifié l’extermination des juifs européens. Je voulais également établir un lien vers cela. Et puis désolé pour eux, ca marche pas. C’est même le contraire qui se passe en ce moment car, c’est bien connu, on a toujours envie d’enfreindre les interdits. Louis CK est en théorie banni des réseaux sociaux, mais j’étais à l’un de ses shows il y a quelques mois et devinez quoi ? Nous étions dix mille dans la salle. Être cancellisé aujourd’hui est le meilleur moyen d’avoir un public énorme. En littérature, il y a moins de risque d’être banni à vie parce que l’audience est très réduite.
– Oui, c’est sûr ! Cela dit, j’ai noté un phénomène très intéressant : à force de proclamer ce qu’il fallait lire ou voir et ne pas lire et ne pas voir, les médias progressistes s’aliènent un public curieux et non sectaire qui va vers des journaux conservateurs aux couvertures culturelles beaucoup plus tolérantes aux autres idées. Certaines des meilleures critiques littéraires aux États-Unis se trouvent dans le Wall Street Journal, qui n’est pas seulement un journal réactionnaire de droite, mais un journal dédié à Wall Street. Allez ! Trinquons ! »Trinquons, mec !
Cohen est en revanche plus réservé sur le wokisme car ce mouvement de contestation découle de quelque chose de juif, l’idée qu’il n’y a pas une seule vérité, mais plusieurs. « Ce que je veux dire, c’est que lorsque l’on vit dans une culture occidentale, où l’histoire officielle est toujours écrite par le roi, on se dit qu’il y a au moins deux histoires, celle-ci et la sienne, minoritaire. Cette idée qu’il y a au moins deux vérités est très ancrée dans la culture juive, et depuis la décolonisation, cette idée est aussi intégrée par d’autres cultures. Je suis toujours étonné de l’hostilité contre le wokisme, même si je reconnais ses excès, car il m’a paru quelque chose d’évident dans ma trajectoire. C’est le mécanisme de la culture immigrée aux États-Unis. C’est pourquoi la littérature américaine est passée de Henry James à Philip Roth ou Saul Bellow qui sont désormais les grands-parents d’écrivains hispano-américains, d’écrivains nigérians américains ou de quiconque écrit sur l’expérience des immigrants. Une jeune Nigériane installée en Amérique et écrivant en anglais pourrait penser que Philip Roth était un vieux mâle blanc dégoûtant, mais elle ne devra jamais oublier qu’il a rendu le type d’écriture possible dont se prévaut aujourd’hui tant de jeunes écrivains, un genre d’écriture lui-même rendu possible par Henry Roth, Abraham Cahan et Emma Lazarus.
La petite dame aux yeux fixés sur nous fascine Cohen qui ne cesse de tourner la tête en sa direction, intrigué, amusé. Cet homme de quarante et un ans perpétuellement entre deux avions, vit en célibataire à Manhattan, dans le quartier de Chinatown, car il n’y a pas de place pour une femme dans sa vie (son frère, un chirurgien « très chic » a exaucé le vœu parental en étant marié et père de trois enfants). Trop de livres à écrire (que ses parents ne lisent pas), de chantiers en cours, de projets. Nous reparlons maintenant de Harold Bloom si présent dans le livre, ce grand critique, monstre de culture qui ne cessait de dénoncer la décadence culturelle, la baisse du niveau des lecteurs et celle de la littérature. Je rappelle à Cohen que Bloom l’avait cité comme l’un des plus grands écrivains juifs américains, du même niveau que Roth, Malamud et Bellow. « Harold adorait créer des catégories, il est célèbre aux États-Unis pour le livre le plus stupide qu’il ait jamais écrit, The Western Canon, dans lequel il avait analysé une centaine de livres que tout le monde devrait lire. Cela dit, c’est quelqu’un que j’ai beaucoup admiré. The Anxiety of Influence a eu une grande influence sur moi. C’est l’application de la psychanalyse à la critique littéraire, non pas comme chez Derrida sur la chair même du texte, mais sur l’auteur. Tout écrivain débutant se rend compte qu’il arrive en queue de comète de la gigantesque histoire des génies littéraires. Puis arrive le moment où l’écrivain doit faire un choix : soit laisser le passé le détruire, soit le changer. Dans la théorie de Bloom, il y a des réactions conscientes et des réactions inconscientes, mais il y a l’idée qu’à un certain moment de son parcours, un écrivain a une réaction face à ses prédécesseurs, et que celle-ci sera formatrice, qu’il devienne ou non un imitateur d’un ancien maître ou qu’il se construise en opposition contre celui-ci. Moi, je n’ai jamais été en rivalité avec le passé. Harold Bloom m’a appelé un jour et m’a proposé de passer chez lui. Il voulait que j’écrive ses mémoires, mais même si sa mémoire et son esprit étaient intacts, il souffrait beaucoup physiquement. Je me suis retrouvé avec toutes ses anecdotes, dont l’histoire des Netanyahou. J’ai des heures et des heures d’enregistrement sur mon iPhone. J’en ferai certainement quelque chose un jour ».
Avant de trinquer une dernière fois, je lui demande s’il lit des auteurs français contemporains. Oui, Emmanuel Carrère, Edouard Levet, mais pas Houellebecq : « Nous autres Américains, nous sommes attirés par ce qui ne ressemble à rien de ce qui est écrit chez nous comme Modiano ou Sarraute. Mais Houellebecq n’a rien inventé du tout. Pour la trivialité, Chuck Palahniuk est bien meilleur, comme l’est Carl Hiaasen pour son analyse des maux de la société contemporaine, et si tu veux des écrivains imbattables dans le registre du désespoir, lisez du Foster Wallace ou du Franzen première période. Mais celui qui surpasse Houellebecq dans le registre glauque, c’est Stephen King. Il s’agit de vraies ténèbres, de vrais cauchemars, et pourtant King n’est vraiment pas un grand écrivain ! » (rires) Fermez le ban… Et son prochain livre ? Sur Jeffrey Epstein. C’est le moins qu’on puisse attendre Joshua Cohen. Ne pas plaire à tout le monde, aller contre les oukazes car bien sûr, son roman ne sera pas un procès. « Mon Epstein va être dangereux et amusant. Ma tante l’avait rencontré. Je suis fasciné par la mère de Ghislaine Maxwell, une aristocrate française ayant épousé un juif tchécoslovaque et qui a changé son nom en Robert Maxwell après la guerre. Elisabeth Maxwell est la plus grande spécialiste de l’Holocauste en France mais personne ne la connaît chez vous. Elle a divorcé de Maxwell qui a été tué, probablement par le KGB, sur son yacht aux îles Canaries. Ghislaine s’était mise en couple avec son père, un gangster fou, puis lorsqu’il est mort elle s’est liée avec Epstein. Ce sera donc aussi une sorte de livre sur les Maxwell ».
Joshua Cohen se lève, enfile son manteau de vison, se coiffe de son bonnet, ajuste ses lunettes et me balance en filant sur le boulevard Saint-Germain : « des dizaines de milliers de personnes sont mortes du Covid à New York, un million a quitté la ville, c’est l’apocalypse, mec ! Je me suis dit, c’est l’année de la fourrure. C’est l’année de la fourrure, mec ! »
Joshua Cohen, Les Nétanyahou, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Grasset, 352p., 22€