Impossible ces derniers temps, de passer à côté de toi, Annie, toi la figure triomphante des intellectuels et artistes de gauche. Adaptée au cinéma par la réalisatrice Audrey Diwan, toi-même réalisatrice avec Les années super-8, film sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, et un livre, un récit, Le jeune homme, chez Gallimard, ainsi que des Cahiers de L’Herne, la Une des journaux… 2022 te consacre comme écrivain culte. Tu dois être fière, et tu peux l’être : combien d’écrivains aimeraient être à ta place ?
J’ai lu Le jeune homme, et si je veux être gentil avec toi, et je le veux, je dirai que c’est une version plus ramassée que tes précédents ouvrages, qui étaient déjà bien ramassés. Un nouveau genre, une sorte d’Haïku étiré. 34 pages, à lire entre la poire et le fromage, avant d’entamer sa sieste. Un livre de fin de vie, comme Philip Roth a pu en écrire aussi. Et alors ? Je veux être gentil, je dirai donc qu’il y a toujours cette petite musique, qui marche bien. Tu as de l’oreille ; ça sonne pas mal ; un tempo lento, que j’aime bien. La phrase courte, élusive, se déploie. Mais première fausse note : tu ne laisses aucune part au mystère. Aucune part d’ombre, tu dis tout, même si ce tout est peu de choses. Tu n’es pas un écrivain de l’atmosphère, tu vois, tu sens, tu te souviens, et tu tires le rideau. Je dirais aussi, positive attitude oblige, qu’on a bien remarqué l’élan proustien de la mémoire, et comme on aime Proust… Mais deuxième fausse note : Cet élan mène aux portes de la mémoire, sans jamais parvenir à les ouvrir. Les méandres proustiens de la psychologie mémorielle te restent interdits. D’où une impression d’immobilisme, de presque rien. Ta prose tend vers un déploiement de réminiscence, mais elle s’arrête en chemin. Tu es un Proust amputé, qui cale.
Tu me trouves un peu dur ? Un exemple : « Les dimanches après-midi où il bruinait, nous restions sous la couette, finissant par nous endormir ou somnoler (…) je me re-sentais alors à Y., enfant, quand je lisais près de ma mère endormie de fatigue, tout habillée sur son lit (…) Je n’avais plus d’âge et je dérivais d’un temps à un autre dans une semi-conscience. » Passons sur les moches « re-sentais » et « semi-conscience », l’impression d’insipidité domine, et l’idée éculée d’absence d’âge, nous lasse. Idem lorsque tu t’essaies à un peu de métaphysique. En évoquant la jeunesse de ton amant, alors que tu as cinquante-trois ans, tu écris : « De toute façon, par son existence même, il était ma mort. » Mon Dieu, outre le peu d’originalité de l’idée, cette formulation même, peu heureuse, nous renvoie à notre tour à notre passé, en terminale, à nos cours de philosophie sur l’être et le néant. L’italique est de son fait !
Par conscience professionnelle, J’ai voulu ajouter à ma lecture des entretiens que tu as donnés ici et là. Las, même constat, tu m’as un peu déçu. Qu’est-ce qu’écrire pour toi : « Écrire, c’est retrouver ». Oui, le small peut être beautiful, Beckett excelle à réduire, jusqu’à créer une langue ; Carver dit par le small le vide des banlieues américaines, le vide intérieur de l’homme contemporain. Ton small, Annie, ressemble plus à ton propre vide. Écriture simplette pour la jeunesse.
Autre chose. Ton récit raconte, à l’envers, ton vieillissement. Tu as raison, magnifique sujet. Tu fraies avec un jeune homme pour moins ressentir le temps qui passe. Mais là où Roth ose la description du corps qui se détraque, toi, une fois encore, tu te retiens. D’une phrase, tu affirmes que ton corps de cinquante-trois ans est en pleine forme. Il peut l’être, certes, mais c’est mentir que de ne pas faire voir les lésions, l’énergie moins vive qu’à vingt-cinq ans. Ceux qui louent ta pudeur se trompent : il y a tromperie.
Une autre fausse note, de celle qui t’exclut du concert des bons écrivains : tu aimes te présenter comme une scandaleuse. Il faut avoir lu très peu ou être amnésique pour te classer de ce côté-là. Le scandale ? Une femme de cinquante-trois ans sort avec un jeune homme de trente. J’en n’ai pas dormi de la nuit. La même insomnie que lorsque j’ai vu l’écart d’âge entre notre président et Brigitte. Allons, allons, Annie, souviens-toi de Thomas Bernhard, souviens-toi de Pasolini, souviens-toi de Jean Genet, de cette gauche scandaleuse qui n’avait pas froid aux yeux. N’est pas punk qui veut. Ta révolution de papier est une révolution de salon.
Alors c’est vrai, à côté de Karine Tuil, Edouard Louis ou Laurent Binet, tu es un génie. Comparaison, en critique, est raison. La place, c’était 114 pages quand même (en poche). À l’époque, j’avais gardé le souvenir qu’il y avait plus de souffle ; qu’il y avait du grain à moudre. Mais non, hélas, je l’ai repris, désespérément à la recherche d’un mot, d’une phrase, d’un paragraphe, qui m’émouvraient, me réveilleraient. Rien, encore rien, toujours rien. Un récit terne. Tu vas me dire, bien sûr, que ce terne renvoie à la vie terne de ton père. Certes. Mais le terne reste le terne, et l’on sort du livre comme on sort d’un enterrement raté : vide. Avec une seule envie : se revoir un film de Blake Edwards ou un bon vieux Colombo. Pour oublier.
Tu signes des pétitions à tour de bras. On dit qu’avant de mourir, tu aimerais atteindre les mille pétitions signées. Faire mieux que Sartre, qui s’est arrêté à 872. Tu aurais déjà réservé une table dans un restaurant en bas de chez toi, pour fêter ça. Après tout, ta place, ta vraie place est peut-être là.
Édito général
Annie Ernaux, attention aux courants d’air