Les mois derniers, Les Inrockuptibles se sont fendus d’un beau numéro sur le cinéma et les salles obscures, chapeauté par un édito percutant de Jean-Marc Lalanne invoquant les mânes en noir et blanc de La Maman et la putain, le classique perdu de Jean Eustache qui ressort enfin ces jours-ci après quarante-neuf ans d’attente. Tout au long des pages, Lalanne et quelques cinéastes interrogés (Rebecca Zlotowski, Ryusuke Hamaguchi, Arthur Harari, Claire Denis…) dressaient l’éloge du grand écran et de la salle de cinéma comme instances uniques et irremplaçables d’une expérience qui s’appelle le cinéma. Bravo, a-t-on d’abord eu envie de clamer. Sauf que quelque chose chiffonnait dans ce panégyrique bienvenu. En effet, Les Inrocks est aussi ce magazine qui promeut depuis une quinzaine d’années les séries télévisées et les plateformes qui les produisent et diffusent. Pas un numéro, pas une page de leur site, sans tomber sur les noms de Netflix, Amazon, AppleTV and co. En somme, Les Inrocks déplorent de la main gauche une situation à laquelle ils contribuent massivement de la main droite. Cette incohérence n’est pas uniquement le fait des Inrocks. Nombreux sont les critiques culturels qui ont les yeux ravis et le nez binge-collé à leurs petits écrans sans jamais prendre de recul et réfléchir à ce qu’ils font. Dresser toutes les semaines l’éloge de nouvelles séries (ou saisons) « géniales, immanquables, must see, etc », c’est faire la promo intensive des plateformes qui opèrent derrière, et c’est enfoncer un peu plus sous l’eau la tête du cinéma et des salles. On va me rétorquer « m’enfin ! On peut bien aimer à la fois des films et des séries ! Pourquoi opposer deux arts qui se complètent ? ! En plus, les plateformes financent la création française. ». Mais bien sûr. D’abord, je considère que seul le cinéma est (parfois) un art. Les séries, c’est un savoir-faire qui a ses mérites mais qui ne sait pas faire des La Maman et la putain, ni des Il Buco, des Bruno Reidal, des Contes du hasard et autres fantaisies, des Passagers de la nuit, pour prendre quelques exemples plus récents qu’Eustache. Ensuite, je pense qu’il y a des circonstances où il faut choisir son camp, parce que « le combat est déloyal » comme l’a dit Arthur Harari. Les séries sont essentiellement produites et diffusées par les géants du numérique qui veulent tout le gâteau du marché, et ne rien partager avec le « vieux » cinéma et les « vieilles salles ». Leur objectif n’est pas l’art mais la prédation économique et financière. Les GAFA et plateformes, c’est l’uberisation appliquée au cinéma, l’ultralibéralisme 2.0. Jusqu’à ce jour, les GAFA payent peu ou pas d’impôts en Europe et en France (375 millions de recettes fiscales GAFA chez nous en 2020, soit une misère en regard de leur taille. Le gouvernement espère plus de 500 millions en 21, avant que ne se mette en place la taxe GAFA mondiale au taux très doux de 15 %). Quant aux plateformes… pour un bénéfice de 130 millions en 2020, Netflix a réglé en France 728 000€ d’impôts, soit 0,6 %. Le taux normal est de 28 %. Bref, jusqu’à présent, les GAFA et plateformes nous volent en toute légalité, affaiblissent non seulement notre cinéma mais aussi notre démocratie, profitant d’un vide juridique et fiscal. Voilà de quoi se rendent involontairement complices les critiques des séries et plateformes.
Arnaud Desplechin rappelait un jour que le cinéma était l’art de la démocratie. Le grand critique Serge Daney avait écrit que « moins il y avait de cinéma, plus il y avait de fascisme ». Aujourd’hui, les séries montent, les usages numériques montent, la fragmentation sociale monte, le populisme monte, l’abstention monte, tandis que le cinéma baisse, que les relations humaines sont grignotées par les relations virtuelles, que le sens du collectif et des communs baisse, que la conscience civique baisse. Il n’y a bien sûr pas de lien mécanique direct entre ces divers phénomènes mais on ne peut que constater leur concomitance. Alors si un journal, un journaliste ou un critique se prétendent du côté du progrès et de l’émancipation, ils feraient mieux de réfléchir à ces questions et de réduire le nombre de feuillets consacrés aux séries, ces têtes de gondole des supermarchés-plateformes. Et prendre conscience que face à ça, le cinéma en salle (à son plus haut niveau d’exigence) demeure plus que jamais un humanisme.