L’auteure d’Affranchissements, un récit à la manière de G. W. Sebald, revient, avec un admirable recueil de proses poétiques, au genre hybride qui la distingue, l’« élégie documentaire ».
À force d’en explorer les marges, l’œuvre de Muriel Pic s’est ménagée une place à part dans la littérature. Ses écrits relèvent de ces formes typographiques dont raffolaient les enlumineurs au Moyen Âge : lettrine, glose ou drôlerie (caractérisée le plus souvent, comme dans le Psautier de Luttrell, par une créature hybride). Elle a inventé un genre, l’« élégie documentaire ». Les éditions Macula en avaient publié un premier recueil éponyme en 2016. L’Argument du rêve, qui paraît aux éditions Héros-Limite, nous en offre une nouvelle moisson en trois volets.
Pour la plupart, ces textes se présentent en regard de documents d’archives que Muriel Pic change en pièces à conviction. Ils figurent sur la lisière ténue et homéomorphe, pareille à un ruban de Möbius, qui sépare la poésie de la prose. C’est là que cette érudite perspicace et espiègle inspecte les vicissitudes tragiques de l’histoire dont la funeste répétition procède d’une métempsycose collective. Ces limbes sont le lieu même où « le nerf vestibulaire tremble ; le nerf vestibulaire trouble », comme elle l’écrit dans son prologue-manifeste. De façon quasi clinique, selon un procédé proche de l’auto-analyse que pratiquait Henri Michaux sous l’influence de psychotropes, elle y puise les « arguments de rêves » dont le champ d’action est historique, politique et sociologique. Propre au songe, à l’inquiétude et au poème, l’opacité tire profit des ombres et des reliefs pour susciter des épiphanies. Muriel Pic appelle sa zone de prédilection l’« infralyrique » ; c’est « une vibration lumineuse qui s’amplifie la nuit, un frôlement morphologique entre deux images, une perfection de hasard, la photogénie de l’impondérable ».
Une telle démarche esthétique révèle une scénographie qui tient de la « grisaille », « genre pictural extrêmement singulier et fascinant car il retranche toutes couleurs au profit d’un camaïeu de gris ». Comme l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg et les films-essais de Chris Marker, L’Argument du rêve sonde des hantises emblématiques (bataille d’Okinawa, thébaïde du Monte Verità, rédaction de L’Apocalypse à Patmos, etc.). « Les documents sont entrés en moi avec le tranchant des questions dont on sait qu’elles resteront irrésolues, écrit l’auteure. Je ne les ai pas seulement étudiés, je les ai rêvés. Ce n’est plus moi qui les explorais, ils m’envahissaient. Je les métabolisais et ils ont fait surgir des spectres dans mes nuits. »
La fécondité de cette méthode est aussi déconcertante qu’une vision onirique. Il peut s’agir d’une réflexion, sur l’ambivalence des îles par exemple : « Les utopies s’y transforment en cauchemar politique. » Ou de tableaux d’une splendeur synthétique, comme celui-ci, digne de Samuel Taylor Coleridge : « L’astre lacté glisse sur la mer / en mouvements de visions argentées. » Ou encore un vers d’un érotisme incandescent : « Appeler au-dedans / l’œil doux pénétrant / la chair qui s’endort / sous un drap dilaté. » Par quantité de fenêtres, ce très beau livre s’ouvre sur l’espace poétique, galvanise la pensée et fait appel à tous les sens.
L’Argument du rêve, Muriel Pic. Héros-Limite. 176 p., 20 €