C’est l’une des voix australiennes les plus prestigieuses que l’on pourra entendre ce soir à la Fondation Cartier : Deborah Cheetham. À l’occasion des Soirées Nomades et en hommage à l’exposition de la peintre d’origine aborigène Sally Gabori, la cantatrice et compositrice offre la création mondiale de Dibirdibi, écrit en kayardilt, la langue de Gabori. Rencontre avec une grande dame de la musique, et de la cause aborigène.
Pourquoi vouliez-vous ainsi rendre hommage à Sally Gabori ?
La contribution de Sally Gabori à la culture australienne contemporaine est unique. L’influence que Sally a eue sur son public est évidente, mais le rôle qu’elle a joué auprès de sa communauté est encore plus fondamental. Sally Gabori a commencé à peindre à l’âge de 80 ans et pourtant voilà une artiste qui a raconté l’histoire profonde et ancienne de son peuple, d’une manière radicalement contemporaine. Je voulais faire vivre cette énergie dans la musique. J’ai écrit une première œuvre en 2019 qui s’intitule Dulka Warngiid, et qui signifie « La terre pour tous », titre d’un tableau de Sally, qui ouvrira le concert de ce soir. C’est une des musiques de chambre les plus dramatiques et puissantes que je n’ai jamais écrite. L’enjeu pour moi est d’écouter la peinture de Sally, d’y déceler la chanson, le récit, que je dois faire entendre dans la musique.
Quand et comment avez-vous rencontré la peinture de Sally Gabori ?
Je m’en souviens parfaitement. Je visitais le Melbourne Recital Centre, qui est une belle salle de concert à Melbourne, je suis montée au deuxième étage, et là, j’ai découvert la tapisserie de Sally Gabori d’après Dulka Warngiid. Je suis littéralement tombée amoureuse de cette œuvre. Dès que j’avais un instant, au cours de mes répétitions, j’allais la voir. J’ai commencé à lire sur Sally Gabori, sur la femme qu’elle était, sur ce qu’elle représentait pour sa communauté. J’ai su que j’écrirais à mon tour pour elle. Hélas, je n’ai pas eu la chance de la rencontrer avant qu’elle ne disparaisse, mais j’ai le sentiment, à travers ses peintures, qu’elle s’adresse à moi.
Qu’avez-vous en commun avec Sally Gabori ? Le questionnement de votre identité aborigène à travers le geste artistique ?
Ce que nous avons en commun, c’est que notre art cherche à développer chez le spectateur, et l’auditeur, une compréhension plus profonde de notre histoire, et de notre lieu. En tant qu’aborigènes, nous sommes très attachées à la notion d’appartenance au lieu. Nous appartenons à notre pays, le pays ne nous appartient pas. C’est ce que m’a apporté Sally Gabori, la redéfinition de mon sentiment d’appartenance. Ce sentiment, je l’ai acquis tard dans la vie, puisque je fais partie de ce que l’on a appelé en Australie, « la génération volée ». J’avais trois semaines lorsque l’on m’a arrachée à ma mère pour me placer en adoption, en 1964. C’était une politique cruelle exercée contre les Aborigènes qui a régné en Australie jusque dans les années 70. Sally Gabori a été exilée de l’île Bentinck dans son jeune âge. Elle a donc peint ce pays où elle ne pourrait jamais retourner. Sally Gabori essaie de retourner dans le souvenir de son pays, j’essaie de trouver le chemin de mon pays dans la musique.
Parleriez-vous d’exil au centre de votre œuvre ?
L’exil est ce que les Aborigènes ont connu depuis le début de la colonisation et nous devons ajouter à cela, le déni de ce processus d’exil par le pays qui l’a imposé. Maintenant, nous avons un Premier ministre qui ce soir même a rendu hommage à Sally Gabori, et a profondément compris ce que nous pouvions ressentir, ce besoin de foyer que nous essayons d’exprimer dans notre art. Car voyez-vous, l’art n’est pas simplement l’expression marginale d’un individu, mais, à mes yeux, au centre de la quête que nous poursuivons pour savoir qui nous sommes dans le monde. Car l’exil abîme l’identité de chaque individu, et je crois que Sally Gabori savait cela de manière très profonde. J’ai pour ma part une enfance que je ne connais pas : nous étions neuf enfants, six d’entre nous ont été arrachés de force à mes parents, avant que la loi ne change. La musique m’a ouvert la voie du retour, tout au long de ma carrière.
Comment travaillez-vous pour vous approprier les langues aborigènes dans lesquelles vous composez, comme la langue kayardilt, de Dibirdibi ?
Dibirdibi, c’est le nom du pays perdu du mari de Sally Gabori, qu’elle évoque plusieurs fois dans son œuvre. Je suis très heureuse que la fondation Cartier m’ait commandé cette œuvre. J’ai étudié les langues aborigènes pour lutter contre leur disparition. Beaucoup de ces langues sont menacées d’extinction. Pour la raison suivante : elles étaient longtemps interdites. À l’époque de ma grand-mère, si on la surprenait à parler sa langue, elle était condamnée. Ces langues sont donc dans un état précaire. Lorsque j’ai commencé à écrire en kayardilt, seules vingt personnes savaient encore parler cette langue. Maintenant, ils sont plus nombreux, ce qui est merveilleux. Le soir de l’inauguration de l’exposition à la Fondation Cartier, j’ai chanté en yorta yorta, ma propre langue. Mais aujourd’hui, personne ne peut tenir une conversation en yorta yorta. Nous travaillons à reconstruire sa syntaxe, mais c’est un long processus. Je crois qu’à mon humble manière, je donne une chance à ces langues de survivre. Ce que je fais est simple : je vais voir les plus vieux des aborigènes, et je les écoute parler. Je veux aussi les encourager à retrouver la possibilité de les parler sans crainte : cette répression des langues, de la culture aborigènes a laissé de profondes cicatrices dans leur esprit.
Soirée Nomade, Deborah Cheetham. Fondation Cartier pour l’art contemporain. Lundi 4 juillet, 19h30. Plus d’infos sur www.fondationcartier.com