Dernières nouvelles du cinéma américain au 48ème festival de Deauville : les indés triomphent (artistiquement) contre Netflix.
Coincé entre les franchises Marvels des grands studios et les plateformes qui lui mange l’herbe des talents sur le dos, le cinéma américain bouge encore, notamment dans les marges de la production et de la distribution. Il était d’ailleurs intéressant de visionner dans un même élan les dernières productions indés de la compétition deauvillaise concoctée par l’excellent Bruno Barde et la grosse tête de gondole Netflix présentée en avant-première avant sa mise à feu plateformelle le 28 septembre – on parle là bien sûr de Blonde, annoncé depuis des lustres comme un méga-événement, faux biopic de Marilyn Monroe réalisé par l’Australien Andrew Dominic d’après le roman de la grande Joyce Carol Oates. Blonde est en effet un événement médiatique, c’est incontestable. Est-ce du bon cinéma, ou même tout simplement du cinéma, c’est moins sûr.
On imagine que Dominic entendait dézinguer la légende Marilyn pour rendre justice à la femme Norma Jeane Baker, car sous la surface iconique de l’un des plus grand mythe du XXème siècle souffrait l’un des êtres les plus malheureux du monde. Résultat, tout obsédé par son nombril d’Artiste en surchauffe avide d’effets de manche et de sensationnalisme, le réalisateur réussit la prouesse de souiller le mythe ET la femme (et aussi un peu son actrice, Ana de Armas). Blonde est tellement riche en scènes dégueulasses qu’on en perd le compte : tel plan est vu depuis le fond de la cuvette des toilettes de Marilyn (certes, cela a le mérite de résumer le point de vue du réalisateur), tel autre depuis le fond du vagin de la star au moment où elle se fait avorter alors que d’autres scènes montrent tel un personnage le fœtus porté par l’actrice (un propagandiste prolife ne ferait pas pire). Quand Monroe pratique une fellation sur JFK, la caméra reste de longues et pénibles secondes braquée sur son visage en action et en gros plan. Pour ces séquences impardonnables, Dominic mériterait l’oscar de l’obscénité, loin devant les pires des tabloïds. (Précisons que l’obscénité dont je parle n’est pas le sexe mais le spectacle outré et voyeuriste de l’intime). Tout au long de ce clip de 2h50, Marilyn/Norma Jeane pleure, souffre, geint, mais au lieu de nous faire partager son mal-être, Dominic n’a de cesse de surligner grassement le calvaire de l’actrice, d’en faire des tonnes dans l’esthétique du pathos, de la salir encore plus qu’elle ne l’a été et de nous salir avec. A côté de ce spectacle porno-sulpicien, pas grand chose sur son travail d’actrice et sur ses tournages, rien sur la relation fondamentale entre la star et son psy (qui occupe de nombreuses pages dans le livre d’Oates), et rien non plus sur sa transformation de rouquine banale en blonde platine iconique – quand même un comble pour un film qui s’intitule Blonde. Certains critiques ont estimé que Dominic est un artiste original parce qu’il mélange tous les régimes d’images. Ok, mais ce que ces critiques ont oublié d’interroger, c’est la raison pour laquelle il fait sans cesse des allers-retours entre le noir-et-blanc et la couleur et entre le format carré et le scope ? Je me suis posé cette question durant toute la projection, et je n’ai pas encore trouvé la réponse. Y aurait-il un format pour Marilyn, un autre pour Norma Jeane ? Difficile à dire puisque le régime d’image change souvent au cour d’une même scène et que toutes les combinaisons sont au menu : scope couleur, scope noir et blanc, format carré couleur, etc. Dominic voulait-il représenter esthétiquement le chaos intérieur de l’actrice ? Ou juste épater la galerie ? Au final, que retenir de ce carnage ? Une séquence, posée, douce, humaine, bienveillante : celle de la rencontre entre Monroe et Arthur Miller, un des rares hommes qui ne l’a pas violentée ou humiliée, durant laquelle le dramaturge réalise que l’actrice est cultivée, qu’elle a lu Tchekov. On sauvera aussi la brune Ana de Armas, d’un courage quasi-suicidaire, qui parvient à montrer son talent d’actrice sensible dans le chemin de croix boueux que lui a préparé le réalisateur. Selon l’échelle d’Howard Hawks, je ne suis probablement pas un gentleman car j’ai préféré la brune à Blonde.
Face à cet interminable clip chic-choc, la compétition a représenté un havre de cinéma et de bienveillance, même quand les films étaient âpres et sombres. War Pony de Gina Gammel et Riley Keough (petite fille de la seule icône pouvant rivaliser avec Marilyn : Elvis !) oscille entre naturalisme et mythologie westernienne et documente la précarité systémique dans laquelle vivent les Indiens des réserves. Bon film dont le seul tort est de donner un léger sentiment de déjà vu après les films de Chloé Zao. Après la Caméra d’or à Cannes, ce film a décroché deux accessits ici et sortira en 2023. Même précarité due à l’endettement pour la femme trentenaire de Emily the criminal de John Patton Ford (un nom lourd à porter pour un cinéaste). Cette Emily (formidable Aubrey Plaza) ne parvient pas à s’en sortir par les petits boulots et finit par travailler pour un gang de fraudeurs de cartes bancaires. Comme dirait Dylan, « to live outside the law, you must be honest ». Ce film dit à peu près la même chose : le système américain est tellement vicié qu’on est parfois poussé vers l’illégalité pour joindre les deux bouts. Le plus beau, c’est que cette critique du libéralisme prend ici la forme d’un thriller tendu, haletant, dont l’héroïne est une femme ordinaire, et dont la fin est délicieusement amorale, mais politiquement juste. Emily the criminal où le cinoche ricain à son meilleur, sensible aux problèmes sociaux mais par les gestes et l’action, pas par le discours et la démonstration sentencieuse. Autre réussite qui montre les choses plutôt qu’elle ne les démontre, Palm trees and powerlines (quel beau titre) de Jamie Dack. Un bled perdu, l’été, une ado de 17 ans qui s’ennuie malgré ses copines et copains, et qui tombe amoureuse d’un type de 34 ans. Avec des acteurs formidables (Lily McInnerny et Jonathan Tucker), une maîtrise parfaite des plans, des durées, de la tension dramaturgique, de ce qu’elle veut filmer et montrer, Jamie Dack parle de la zone grise entre amour et emprise, de la différence d’âge, de l’innocence confrontée aux dangers du monde, sans manichéisme ni procédés appuyés, mais avec une force tranquille de cinéma qui impressionne. Et comme dans Emily…, loin d’une fin facile ou attendue, le film nous mène vers une issue trouble, ambiguë, qui donne à réfléchir. Espérons que ces deux films (Emily… et Palm trees…) trouveront vite un distributeur français. Grand prix du jury et Prix de la critique (jury dont votre serviteur était membre), Aftersun de Charlotte Wells (autre patronyme lourd à porter) semble ne plus avoir besoin d’un distributeur français puisqu’il a été acheté par la plateforme Muby. Dommage, comme tout bon film, Aftersun mérite le grand écran. Wells y raconte les vacances d’été entre un père et sa fille de 11 ans. Le sujet semble ténu mais le film est extrêmement stimulant, d’une part parce que ce père est dépressif, ce que ne perçoit pas sa fillette, d’autre part parce que Wells invente une forme singulière qui est celle du souvenir, pleine de trous et de recomposition du passé. En effet, ce séjour estival est remémoré par la fillette devenue adulte, qui sait, elle, que son père était brisé. Ainsi, ces vacances sont comme le dernier été d’une fusion filiale, l’ultime moment de bonheur entre une gamine et son père, et la forme parcellaire et finalement assez complexe du film (proche des incertitudes de la mémoire) le rend bouleversant. Wells réussit le prodige de filmer dans un même geste ce qui est, ce qui a été, ce qui n’est plus. Une définition possible du cinéma, en quelque sorte.
En musardant dans la section documentaire, on a retenu Hallelujah, les mots de Leonard Cohen de Daniel Geller et Dayna Goldfine. La réalisation est hélas conforme aux standards américains du docu (montage « efficace », têtes parlantes, chansons coupées trop vite…) mais Cohen est un être tellement talentueux, séduisant, charismatique et bouleversant qu’il suffit largement à faire de ce film un must see. Si la carrière de l’auteur de Suzanne est passée en revue à travers de nombreux et précieux extraits télévisés, le film se focalise sur la chanson Hallelujah, passée inaperçue au moment de sa sortie (l’album Various positionsavait été refusé par CBS et n’était pas sorti aux Etats-Unis), puis devenue mégatube planétaire après avoir connu une seconde vie en étant repris par John Cale (merci Les Inrockset leur compilation-hommage, I’M your fan !) puis par Jeff Buckley. Pour finir, notons la cohérence de Bruno Barde qui a programmé en ouverture et en clôture deux films qui se font écho : Call Jane de Phyllis Nagy et Don’t Worry darling d’Olivia Wilde. Nagy montre le combat d’un groupe de femmes qui pratique les avortements clandestins à Chicago dans les années 60. Wilde montre le « cauchemar climatisé » du California way of life dans les années 50. Les deux films sont réalisés par une femme et ont une teneur féministe avec un personnage principal féminin. Les deux ont une touche esthétique vintage où la séduction design des années 50-60 est contredite par la violence patriarcale en vigueur en ces années supposées dorées. Et les deux films (pas des chefs-d’œuvre mais regardables avec plaisir) sont menés par de pugnaces héroïnes blondes (jouées par Elizabeth Banks et Florence Pugh) qui passent de la condition de femmes au foyer à celle de combattantes de l’émancipation. Ces blondes-là m’ont plu et me permettent de remonter in extremis sur l’échelle de Hawks.
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