Avec la mort de Jean-Luc Godard, le cinéma et les forces de l’esprit perdent leur enfant le plus turbulent, génial et insaisissable.
En ce mardi matin grisâtre, quand Frédéric Mercier a envoyé à la rédac’ de Transfuge ce mail laconique, « JLG est parti », il était 10h08, je m’apprêtais à partir en projo et le temps s’est arrêté. Comme souvent, même quand on s’attend à la mort de quelqu’un en raison de son âge, quand la chose advient, la sidération est totale. En ce qui me concerne, j’appréhendais le décès de deux géants parmi tous les grands artistes qui me sont contemporains : Dylan et Godard. Pas forcément les plus aimés (j’éprouve une affection plus grande pour Springsteen ou pour Truffaut) mais les plus admirés. Deux Everest à mille faces, deux montagnes intimidantes au moment de gravir un texte nécrologique. Godard est mort, mais on m’aurait dit « le cinéma est mort », ou « Serge, tu es mort », que l’effet aurait été le même.
Le cinéma de Godard, je l’ai découvert à 12 ou 13 ans en regardant une diffusion télé d’A Bout de souffle. Ce qui m’avait marqué, c’était l’adresse de Belmondo à la caméra, donc au spectateur, donc à moi : « si vous n’aimez pas la montagne, etc, allez vous faire foutre ! ». Un personnage de fiction qui parle au spectateur et qui utilise l’argot, je n’avais encore jamais vu ça au cinéma. La première époque de Godard, 13 films en 7 ans de 1960 à 67 (quel rythme de production !), ça a été ça, une sorte de révolution rock’n’rollienne du bon vieux cinéma de fiction : dialogues familiers, actrices et acteurs nouveaux, jump-cuts, digressions, tournages vifs dans les rues, un festival de tout ce qui était proscrit par les studios hollywoodiens ou les règles en vigueur dans le cinéma de la « qualité française ». De tous les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague issue des Cahiers du cinéma, Godard était le plus expérimental avec Rivette, mais il était plus fun, plus pop, plus accessible que l’auteur de Paris nous appartient. En sept années, JLG enquille les brûlots (La Chinoise, Week-end…), revisite la comédie musicale (Une Femme est une femme) ou la science-fiction (génial Alphaville), ausculte la société française (Masculin féminin, Deux ou trois choses que je sais d’elle…), invente des séquences iconoclastes au devenir-classique (la visite sprintée du Louvre dans Bande à part, pour moquer les touristes américains pressés) et signe deux chefs-d’œuvre du cinéma moderne, même si l’on hésite à utiliser le terme galvaudé de chef-d’œuvre à propos de Godard : Le Mépris et Pierrot le fou. Dans Le Mépris, il compose un sublime chant du cygne pour une certaine époque du cinéma hollywoodien en train d’agoniser alors que dans Pierrot le fou, il invente un autoportrait en écrivain suicidaire étalonné aux couleurs de la France (le bleu blanc rouge domine). Dans ces parangons de modernité qui cassent tous les codes du récit, du montage et de la conception d’un personnage, Godard est épaulé par des actrices et des collaborateurs qui assurent la part de séduction de ces films et les entrées au box-office : Brigitte Bardot, Anna Karina, Georges Delerue, Antoine Duhamel, Raoul Coutard…
Après Week-end, le vif-argent franco-suisse décide d’en terminer avec le cinéma « commercial » dont il estime avoir épuisé toutes les ressources. Mai 68, le Vietnam, les guerres de décolonisation sont passées par là et Godard pense qu’on ne peut plus continuer à raconter des histoires et à produire des films comme avant, comme si le monde ne bougeait pas. De 68 à 79, Godard est dans sa phase la plus politique. Il déménage à Grenoble, fait la connaissance du technicien Jean-Pierre Beauviala, expérimente la vidéo (la nouvelle technologie de l’époque), bannit la notion d’auteur et signe des films sous le nom de « groupe Dziga Vertov ». Période passionnante, à redécouvrir, dont nous restent en mémoire One + one (les Stones enregistrent Sympathy for the devil), Ici & ailleurs, Numéro deux, ou France tour détour deux enfants (ces trois derniers films étant cosignés par Anne-Marie Miéville, sa compagne et collaboratrice). En 79, Godard fait son « grand retour » dans le cinéma distribué en salles avec le génial Sauve qui peut (la vie), dont on retient une séquence avec la non moins géniale Isabelle Huppert autour des dispositifs complexes pour parvenir à faire jouir un homme vieillissant. Au cours de cette longue période qui a duré peu ou prou jusqu’à sa mort et au Livre d’image, les films de Godard ne sont plus aussi facilement préhensibles que ceux des années soixante. On sent chez le cinéaste une amertume vis-à-vis du cinéma commercial dominant, du ciné-roman fondé sur les histoires, les dialogues et les acteurs. Lui est plus préoccupé par la technologie, la métaphysique, l’Histoire, la science, et par le rôle du cinéma au milieu de ces pôles fondamentaux. Les Godard des quarante dernières années sont plutôt des essais, des expériences scientifiques ou formalistes, un chaos de signes multiples que le cinéaste s’ingénie à concasser et à rendre illisibles pour le commun des mortels, tel un DJ punk qui scratche les chansons pour les rendre inaudibles ou en faire advenir d’autres sens. Si ces films ne sont pas toujours évidents à saisir, il n’en reste pas moins qu’ils sont le plus souvent traversés de fulgurances démentes et qu’il en reste des images indélébiles : Delon sublimement portraitisé dans Nouvelle Vague, les Rita Mitsouko dans Soigne ta droite, JLG/JLG autoportrait de décembre, ou encore les récents Adieu au langage (formidable expérimentation de la 3D) et le sépulcral Le Livre d’image dans lesquels Godard semble déjà nous parler depuis l’au-delà, tel une pythie en train de devenir fantôme. Mais le maître-travail de cette période est sans doute Histoire(s) du cinéma, œuvre-somme dans laquelle Godard sonde le rapport entre cinéma et Histoire, entre le XXe siècle et ses images. Il y passe en revue ses obsessions principales sur le rôle de l’argent, l’équivalence entre pornographie et fascisme, le regret que le cinéma ait manqué son rendez-vous avec la Shoah (théorie discutable) sans jamais oublier de donner une forme à son propos. Histoire(s) du cinéma est peut-être le film de Godard que le néophythe devrait voir en priorité tant il résume Godard et contient toute sa pensée. Notamment sa formule selon laquelle « il ne faut pas faire du cinéma politique mais politiquement du cinéma ». Traduction : c’est par la forme que ça passe et non par le discours posé, le récit édifiant ou la moraline.
Politiquement, Godard n’était pas simple à choper. Que retenir de lui sur ce plan-là ? Le fils de grands bourgeois suisses protestants ou le rejeton en rupture de ban qui volait volontiers son oncle ? Le sympathisant des Black Panthers et des Palestiniens ou celui qui cite Jean Parvulesco (écrivain fascisant) dans A Bout de souffle et choisit un membre de l’OAS comme personnage central de son deuxième film, Le Petit soldat ? L’homme qui a parfois flirté avec les propos antisémites ou celui qui lisait attentivement Gershom Sholem ? Celui qui fait sécession à Grenoble en un geste anti-système ou celui qui se retire dans sa bulle pas très rock à Rolle, mi-rentier suisse mélancolique mi-professeur Tournesol du cinéma ? Godard était perclus de contradictions et c’est sans doute ce qui le rend intéressant, mystérieux, impossible à ranger dans une case. Son rapport à la technologie (télévision comprise) était tout aussi ambigu. Dans son studio-laboratoire de Rolle s’entassaient des dizaines de machines diverses : magnétoscopes, ordinateurs, écrans multiples… Récemment, il avait même donné avec gourmandise une interview sur les réseaux sociaux. Godard aimait les outils technologiques mais il s’en servait comme un scientifique, ou un poète, ou un enfant, nullement comme un vecteur carriériste ou commercial. Godard prisait la technologie mais le technomonde ne l’aimait pas. Aurait-on pu imaginer un contrat ou ne serait-ce qu’un dialogue entre Netflix et Godard ? La télé, il la méprisait (« quand on regarde la télé, on baisse la tête ») mais la regardait souvent ces dernières années (comme Chabrol) et ne dédaignait pas y apparaître de temps en temps, mais en fixant ses propres règles (on se souvient de son entretien avec Bernard Pivot).
J’ai eu la chance et l’honneur d’interviewer Jean-Luc Godard à plusieurs reprises. Dans ses bureaux de Neuilly pour Hélas pour moi, dans le légendaire immeuble du Losange avenue Pierre 1er de Serbie, Paris 8ème pour For ever Mozart et Notre Musique, et chez lui à Rolle pour Film socialisme. J’ai également échangé avec lui par fax pour la ressortie de King Lear. Ses fax étaient manuscrits et dans le premier, il avait eu cette phrase génialement godardienne : « vous pouvez me faxer vos questions et/ou réponses… ». J’en ris encore, avec émotion. Lors de nos rencontres, il a toujours été d’une courtoisie extrême, généreux en parole, en aphorismes et en blagues (« c’est l’histoire d’un Juif qui rencontre un autre Arabe »). Il pouvait se montrer assez venimeux avec ses « collègues » cinéastes, n’aimant manifestement pas ceux qui faisaient carrière et enchaînaient les succès. Il pouvait ainsi démolir Téchiné et louanger Guiraudie qui ne faisait pas d’entrées à ce moment-là. Cela faisait partie de l’aspect peu sympathique de Godard, déjà bien documenté par Truffaut (« une merde sur son socle » avait-il écrit) puis par Antoine de Baecque dans sa biographie. JLG n’était pas un ange, ni un jouisseur, comme s’il avait gardé un ADN protestant. Lors de notre visite à Rolle avec Jean-Marc Lalanne et le photographe David Balicki, il nous avait emmenés déjeuner à la médiocre brasserie près de chez lui et commandé le plat du jour (un steak frites ou une friture du lac), arrosé d’un rouge de table coupé d’eau ! On mangeait et buvait mieux avec Chabrol ! Et on rigolait plus franchement. Mais quand on est repartis, Godard a tenu à nous régler le taxi jusqu’à la gare de Genève.
Au début de ce texte, je l’associais à Dylan. Ce n’est pas seulement une question de vague ressemblance physique derrière leurs lunettes noires. Godard et Dylan, c’est aussi la même génération, le vécu des mêmes bouleversements politiques et sociétaux, la même distance avec le jeu social, le même jeu de chat et desouris avec les médias, la même opacité fondamentale, la même froideur apparente, les mêmes contradictions, la même manière de ne pas se laisser enfermer dans sa propre légende, d’échapper aux tiroirs et classements des journalistes. Les deux ont subi un accident de moto dont on n’a jamais vraiment su les séquelles ni l’influence sur leur chemin créatif. Surtout, Godard et Dylan ont chamboulé leur domaine de création, secoué le cinéma, le rock et le vieux monde, puis rayonné sur les soixante dernières années. Libre, singulier, retors, insaisissable, lui-même jusqu’au bout au point de choisir le moment et la procédure de son décès, Godard aura empêché le cinéma de ronronner et dérangé pendant plus de soixante ans le confort des observateurs, qu’ils soient critiques ou simples spectateurs. Perte gigantesque. For ever motherfucker.