Oubliez que la fée électricité et le gaz viendront à manquer, cet hiver ; oubliez que l’extrême droite est entrée en force à l’Assemblée nationale ; oubliez Poutine et sa sale guerre ; oubliez l’anecdotique Sandrine Rousseau, bonne qu’à enfoncer la gauche qui ne le mérite pas ; oubliez que nous avons oublié de traiter Emma Becker ; oubliez que la terre brûle ; oubliez qu’en son nom, nos libertés individuelles sont menacées ; oubliez Nelly Kapriélian ; oubliez la première liste du Goncourt ; oubliez que Paris de Yann Moix, prix Transfuge, n’est sur aucune liste de prix ; oubliez que la « révolution numérique », fruit du capitalisme, rend l’humanité plus malheureuse qu’épanouie ; oubliez le succès de Despentes ; oubliez les puissantes théories d’Alice Zeniter, féministe déboulonneuse de Faulkner, Hemingway et Kerouac, rien que ça ! Alice, Alice, Alice…
Oubliez tout cela, mais n’oubliez pas : empruntez, achetez, volez ce livre. Titre : Envoyez la petite musique ; auteur : Madeleine Chapsal ; éditeur : Les Cahiers rouges ; prix, 13,50 €, le prix d’un ramen.
Madeleine Chapsal était journaliste, romancière, féministe, une grande bourgeoise de gauche. Une ouverture d’esprit qui se lit dans ce recueil de portraits et de longues interviews, paru en 1984 chez Grasset, couvrant la période 1953-1979. Elle alla naturellement chez Sartre et Beauvoir, mais alla aussi se frotter à plus piquant, Céline, Montherlant, Chardonne ; et plein d’autres stars de la littérature. Ce voyage est un voyage de noces.
Sagan ? Un coup de tonnerre à Saint Germain, Bonjour tristesse, 18 ans, 1958 : hymne à l’amour, hymne à la légèreté, hymne à l’argent facile, alors que Sartre domine l’arène, tank politique. Sagan assume. Son rêve : « gagner beaucoup d’argent et s’acheter une jaguar ». Une jaguar type E. Pas de théorie chez Sagan, des actes. En avance sur Beauvoir, Chapsal lui raconte que ça va mal avec son mec. Réponse de Sagan : « quitte-le, trouve un autre mec ». Réplique du XXIe siècle, 60 ans d’avance. La littérature ? Simple comme Céline : « Ce qui compte pour moi, c’est la musique de la phrase. » Elle a tout compris, la voilà du côté des géants.
Un géant, c’en est un, un génie. Louis-Ferdinand Céline. Son interview est un chef-d’oeuvre. Jardin chez lui à Meudon, en juin 1957. Un prophète, aux dents abîmées, aux ongles sales, au chandail troué et taché. Élucubrant, imprécant, geignant, se plaignant.
Ça commence fort :
– Je suis venu vous parler D’un château l’autre.
– Parler d’un livre, c’est toujours l’impuissance.
On est chez Céline. La musique.
Un peu plus loin : « je suis un styliste, si je peux dire, un maniaque du style, c’est-à-dire que je m’amuse à faire des petites choses. On demande énormément à un homme, or il ne peut pas beaucoup. (…) Un type qui trouve un petit quelque chose de nouveau, c’est déjà beaucoup, il est déjà fatigué ! Il en a pour la vie. »
Je ne sache pas de meilleure définition de la littérature.
Des « messages », des idées, surtout pas ! : « Je n’envoie pas de messages au monde. L’Encyclopédie est énorme, c’est rempli de messages. Il n’y a rien de plus vulgaire, et il y en a des kilomètres et des tonnes, et des philosophies, des façons de voir le monde ! … » À l’heure où se décrètent la fin du style, et l’avènement d’une littérature d’idées, rappel salutaire. Il y a le génie et le salaud. Quand Céline pense, on s’étouffe. Pas un regret sur les juifs, et une haine qui s’est déplacée contre les « jaunes », les Chinois. Beurk.
Giono sur Stendhal : « Il y a la grandiose naïveté de Stendhal ! C’est magnifique, les choses sont toujours devant des yeux éblouis ! C’est un type qui admire tout, même quand il dénigre. Il y a un équivalent en musique, c’est Mozart, Mozart, c’est toujours sûr. » Et le bonheur, Giono ? « c’est difficile à avouer à notre époque, mais j’ai été tout le temps heureux. »
Chardonne… Chapsal pointe sa misogynie : « Vous donnez l’impression de ne pas beaucoup aimer les femmes ?
– « Qui aime les femmes ? »
Plus Guitry : « À présent, je dirais aux hommes : si une femme vous plaît, n’y touchez pas. On touche des cheveux, un visage, puis on entre dans un drame. »
Montherlant à l’image de méchant, lui apparaît chez lui, Quai Voltaire, comme un « doux », « un petit garçon gentil ». Étonnant. Lui, à rebours de Céline et de Morand, semble net sur l’antisémitisme : « L’infamie de la persécution juive, cette infecte et idiote sornette de nature orientale, est usée, je l’espère. » Sur les idées, il est là de l’école Céline : « Vos idées sont stupides, presque toujours. Il faut s’en débarrasser comme d’une teigne ». C’est la force des écrivains de droite.
Beauvoir nous apparaît comme on ne l’imaginait pas, un peu illusions perdues : « Quand j’étais jeune, j’allais quelque part. Maintenant, je suis là, je ne sais plus très bien où je vais sinon à la mort» (elle a 49 ans, CQFD).
Malraux, aussi, surprend. J’avais gardé en mémoire un Malraux gaulliste, anti 68, défilant sur les Champs-Élysées. Nous le retrouvons ici, en fin de vie, plus féministe que jamais. En 1976. « Du moment qu’il y a des femmes colonisées, il faut que cela cesse, et puis c’est tout. (…) les femmes doivent avoir les mêmes droits que les hommes – ou alors qu’on nous foute la paix avec la démocratie ! Qu’on reconnaisse qu’on est fasciste ! »
André Breton ? L’intransigeant, au soir de sa vie, a-t-il changé ? Non : « Grande était ma faculté d’enthousiasme et j’étais avide de nouveauté, de rareté, d’étrangeté, de beauté. Dénué, en revanche, de toute complaisance envers le quelconque, l’inauthentique, le convenu. ». Satisfait de sa vie ? « Si la vie, comme à tout autre, m’a infligé quelques défaites, pour moi l’essentiel est que je n’ai pas transigé avec les trois causes que j’avais embrassées au départ qui sont la poésie, l’amour et la liberté. Cela supposait le maintien d’un certain état de grâce. Ces trois causes ne m’ont apporté aucune déconvenue. Mon seul orgueil serait de n’en avoir pas démérité. »
Oubliez, détendez-vous, lisez-ce livre : l’air y est meilleur ici qu’ailleurs. Vivre parmi des géants : le bonheur.
Édito général
Des idées, tout le monde en a