Notre déception
Une déception, d’abord : Ernaux. Annie Ernaux. Prix Nobel de littérature. J’ai dit ce que je pensais de cette écrivain littérairement dans un édito antérieur, je n’y reviens pas. J’avais oublié cependant de préciser qu’elle est favorable au BDS, le boycott d’Israël, même celui des artistes, ignoble geste. Oublié, aussi, de dire qu’elle avait eu la tête de Richard Millet, qu’elle avait lancé cette fatwa, ayant, semblet-il, fait valoir auprès d’Antoine Gallimard, que si Millet restait, c’est elle qui quitterait les éditions Gallimard. Or un écrivain, ça écrit. Pourquoi n’a-t-elle pas écrit un texte, pour dire tout le mal qu’elle pensait de Richard Millet ? La morale se loge dans la méthode, pour cette romancière qui ne jure que par elle. Ernaux est une brutale.
Mais il y a pire. J’ai rêvé que Salman Rushdie gagne ce prix international. Rushdie est défiguré ; il a écrit des chefs-d’oeuvre comme Les enfants de minuit. Pourquoi les jurés suédois n’ont-ils pas eu le courage de lui remettre le Nobel ? Leur lâcheté est un discrédit ; leur poltronnerie les déshonore. Ni Roth, ni Kundera, ni Oz, ni Rushdie : la coupe est pleine. Quel incroyable message aurait été envoyé aux islamistes : la démocratie ne plie pas, les artistes non plus. Passons.
Notre Goncourt
Grégoire Bouillier. Le coeur ne cède pas. Il est encore sur la deuxième liste du prix Goncourt quand j’écris ce texte. Nous avons bien conscience qu’il a peu de chance de l’emporter : 912 pages.
Mais il est notre Goncourt, par rapport aux autres titres de cette liste, de moindre valeur littéraire.
Le livre a mille qualités, mais une saute aux yeux au bout de 500 pages de lecture, et qui fait son originalité.
Le narrateur détective cherche à comprendre comment et pourquoi Marcelle Pichon, ancienne mannequin, a pu se laisser mourir de faim à l’âge de 65 ans, dans son petit appartement de la rue Championnet.
Vaste question, à laquelle il aura très peu de réponses, tant les traces sont minces. Bouillier, sous couvert d’enquête, sous l’apparence d’une littérature documentaire, dresse un portrait finalement imaginaire, inventé presque de toutes pièces, par son cerveau bouillonnant, ses hypothèses farfelues, ses intuitions inspirées.
Si bien que le livre déjoue les attentes du lecteur pour construire l’histoire la plus romanesque de la rentrée. Traces infinitésimales, proliférations d’histoires : paradoxe qui définit cet excellent roman.
Celui qui aura le Goncourt
Giulano da Empoli. Le mage du Kremlin. Chez Gallimard. Vous en avez certainement entendu parler. Déjà un best-seller. Il a paru en avril, et a été repêché par le jury Goncourt. C’est un roman de facture classique, un premier roman de ce Suisse italien, très maîtrisé : rien ne dépasse. Un roman sur Poutine, sur le fonctionnement du pouvoir, sur la Russie des tyrans, sur l’Occident obsédé par l’argent. Aucune ambiguïté sur Poutine : da Empoli, ancien conseiller du social-démocrate Matteo Renzi, est irréprochable. Mais très fin, il se contente de décrire, décrypter le monde dans lequel nous vivons, à travers l’exercice du pouvoir qu’il connaît parfaitement. À rebours des mauvais romans qui observent de trop loin, à travers force commentaires, notre époque : Despentes. À rebours des romans qui tentent l’exercice périlleux de décrire notre présent, sans aucune intuition, sans aucune pensée, anecdotique : Karine Tuil.
Da Empoli, lui, renouvelle la littérature de pensée. La vraie littérature de pensée. Celle d’une pensée libre, vive, haute, autonome, contradictoire, ferme mais tâtonnante. Pas celle d’un Vincent Message, bréviaire à la main de toutes les causes à la mode, sitôt énoncées, bientôt démodées ; usées car répétées ad nauseam. Il y avait Kundera, on attendait le suivant : C’est da Empoli.
Notre refuge : Blanc, de Sylvain Tesson. Chez Gallimard.
La musique saute aux yeux ! Et ce passé simple, élégant, placé parcimonieusement ! Je ne suis pas lecteur de Tesson, même si le personnage m’a toujours plu. Fidèle à Bizot, les marges m’ont toujours paru plus vivaces. Erreur : Tesson écrit si bien. À la Morand. À la Hemingway.
Son livre est son histoire, celle d’une traversée des Alpes à ski, de Menton à Trieste, entre 2018 et 2021, accompagné du guide et ami Daniel du Lac. Objectif : le blanc ; la neige.
Écoutons-le : « Rien que la neige ! Il y aurait des centaines de kilomètres à arracher, mètre après mètre. Cela sonnait comme un travail de forçat. En réalité, c’est une aubaine : la définition du bonheur est d’avoir un os à ronger. »
Plus loin : « Ce matin-là, je l’ignorais encore : il ne s’agirait pas de parcourir un massif, mais de se fondre dans une substance. Mon rêve, longtemps poursuivi, s’accomplirait peut-être : du voyage faire une prière. »
L’humour de Tesson, tout en finesse : « j’en connaissais moi aussi des phrases pour les départs.
De Rimbaud : « je vais acheter un cheval et m’en aller. » De Montaigne : « il faut être toujours botté et prêt à partir. » De Mme Despentes : « On se lève, on se casse ». De Gide : « une des grandes règles de l’art :
ne pas s’attarder. » Et la plus belle, du Christ (…) « Viens et suis-moi. » Mais que fait Montaigne dans cette liste ? Un scandale.
Le livre délivre une définition de ce blanc, de la neige : « Désormais, nous appartenions à la montagne. La neige serait la totalité : la fiancée, le linceul, la promesse, la pureté sexuelle et la force cosmique, la matrice du pardon et des lavements que nous chercherions à ne pas quitter. »
Et une phrase, qui résume le livre : « je tenais la fuite pour le plus noble métier du monde ».
Tesson, finalement, évidemment stendhalien. La beauté, la vitesse, l’action : « en bref, on se lève,
on se casse et on absorbe tout ce que l’on peut. »
Notre oubli
Joffrine Donnadieu, Chienne et louve. Encore chez Gallimard. (Quelle rentrée !). En quelques mots : un roman à la Zola, triste, sur l’argent, sur la misère. Et l’art qui sauve. Pas de surplomb idéologique, juste des mots pour dire la dureté de la vie quand on n’a pas un rond. À la Steinbeck. Des vrais romans de gauche. Romancier, décris, raconte, et fais silence.