Le ténor anglais, Ian Bostridge, interprète Renaud dans l’Armide, de Gluck, dirigée par Christophe Rousset à l’Opéra-Comique.
Vingt-sept ans déjà que Ian Bostridge a envoûté le public français dans Les Nuits d’été de Berlioz, à la Cité de la musique. Il a incarné, ensuite, un Quint d’une ambigüité indépassable dans Le tour d’écrou, de Britten, mis en scène par Deborah Warner à la MC93 de Bobigny. Puis, silhouette impeccablement gominée de jeune Anthony Perkins, il offrit, à l’Auditorium du Louvre, le bouquet de lieder romantiques et de songs, de Britten, qui depuis un récital inaugural au Wigmore Hall, en 1993, l’avait distingué dans toute l’Europe. Peu avant, le ténor lyrique-léger, né le jour de Noël 1964, au sud de Londres, nous avait reçu dans l’adorable cottage où il vivait avec son épouse et leur jeune enfant. Il avait raconté sa fascination adolescente pour Einstein — « en plus d’avoir révolutionné la physique à deux reprises et d’être violoniste, il militait pour la paix » — et pour Fischer-Dieskau : « sa voix de conteur me captivait en dépit du fait que je ne parlais pas un mot d’allemand ». Il avait étudié l’histoire médiévale à Oxford, se spécialisant dans la Bourgogne, les Flandres et la révolution scientifique du XVIIe, avant de rallier Cambridge où il avait rédigé une thèse sur la disparition de la sorcellerie en Angleterre et en Irlande au XVIIIe siècle, objet d’une publication qui serait suivie de nombreuses autres dont un fameux livre sur le Winterreise, de Schubert, paru chez Actes Sud. Tenté un temps par le journalisme —il interviewa Jacques Attali lorsqu’il était président de la BERD— et par l’enseignement —il donna un cours d’Histoire des idées politiques d’Aristote à Marx— Bostridge a toujours su charmer ses interlocuteurs. Comment résister à un interprète aussi investi dramatiquement —notamment dans le Journal d’un disparu de Janacek, monté encore par Deborah Warner, en 1999 à Bobigny — et capable de réflexion ; déclarant, par exemple, que « Poulenc et Britten sont les deux plus grands compositeurs de chansons du siècle car ils réussissent à toucher sans tomber dans le piège du sentimentalisme, en laissant miroiter plusieurs sens possibles »? On retrouvait l’éternel jeune homme, début octobre, salle Favart, entre deux répétitions de l’Armide de Gluck.
Après vos débuts tardifs à Garnier, dans la Jephtha de Haendel, avec Christie, vous allez enfin fouler le plateau de Favart. Qu’est-ce qui vous a convaincu de participer à cette production ?
J’avais le même agent en Italie que Christophe Rousset et, un jour, il m’a entraîné l’écouter jouer du clavecin dans une église de Sienne. J’ai été subjugué par sa remarquable musicalité. Depuis, nous avons donné des concerts ensemble, notamment au Théâtre des Champs-Elysées où j’ai chanté du Rameau, du Lully, du Purcell et du Haendel. J’ai donc dit oui quand il m’a proposé cette Armide et suis impatient de rechanter l’Évangéliste, avec lui et ses Talens lyriques, dans La Passion selon saint Matthieuprogrammée, en avril 2023, à la Philharmonie.
Visuellement, à quoi va ressembler cette Armide, signée Lilo Baur ?
Nous venons de commencer à travailler mais les dessins et les costumes que j’ai vus sont très beaux. Il ne s’agit pas d’une production conceptuelle. Plutôt moderne et éclectique, ce que je préfère. Elle évoque à la fois la période médiévale et les croisades, et le XVIIIe siècle. Mais je ne veux pas trop m’avancer sur ce sujet.
Votre voix a gagné en volume et en couleurs, et votre style est devenu plus théâtral et romantique. Reste que l’on ne vous attendait pas dans Gluck…
Le rôle de Renaud n’est pas si héroïque que cela, il est arrogant et énergique au début puis il tombe sous la coupe d’Armide. Le livret écrit par Philippe Quinaut pour Lully et que Gluck a repris à l’identique me parle, ayant écrit ma thèse sur la sorcellerie en France, l’affaire des poisons et Louis XIV. Gluck a fait preuve de courage car il s’attaquait là à la grande tradition de l’opéra français, mais ce fut un succès et c’est devenu une pièce de répertoire. Aussi cocasse que cela paraisse, je partage le rôle de Renaud avec Caruso qui l’a chanté au Met de New York. Mais vous verrez, ça correspond bien à ma voix d’aujourd’hui. On imagine souvent que la tragédie lyrique exige une ligne de chant classique et contenue mais Gluck lui-même disait à son ténor : « il faut chanter comme si on te coupait les jambes, avec passion et férocité ».
Donc fini les rôles de jeune premier ?
J’interprète toujours mes anciens rôles mais d’une nouvelle façon. Je veux rechanter Loge dans l’Or du Rhin car cela me va de mieux en mieux et aussi Peter Grimes…
Vous n’avez pas peur de passer après des heldentenors comme Jon Vickers et Ben Heppner qui se sont emparés du rôle ?
On n’est pas obligé de chanter Peter Grimes comme Heppner. Quant à Vickers, Britten et Peter Pears sont sortis de la salle quand ils l’ont entendu. Je crois que Britten était très protecteur vis-à-vis de Pears pour qui il l’avait écrit et aussi qu’il trouvait que Vickers prenait trop de libertés avec la partition. On est plus libre avec les compositeurs disparus…
Allez-vous retravailler avec Deborah Warner, après l’inoubliable Death in Venice à l’English National Theater ?
On voulait faire un Winterreise ensemble à Bath. Je ne sais pas si cela aboutira mais il est clair qu’elle a eu une très grande influence sur moi.
On annonce un nouveau livre de vous, en avril, sur le colonialisme, le genre, la mort…est-ce un poisson d’avril ou même les ténors doivent être woke de nos jours ?
Je ne suis pas un militant sur ces questions mais l’Université de Chicago m’ayant demandé de faire des conférences, j’ai pensé les évoquer en montrant que la musique classique s’en était déjà emparée il y a des siècles, du Combattimento di Tancredi e Clorinda, de Monteverdi, à Curlew River, de Britten, en passant par les Chansons Madécasses, de Ravel, sur des poèmes du réunionnais Évariste de Parny, écrivant notamment : « méfiez-vous des blancs habitants des rivages » ! J’ai également traité de la question de la mort, et quel meilleur compositeur que Britten pour l’évoquer : de la Sinfonia da Requiem, de 1940, à Death In Venice, en 1976, en passant par le War Requiem, de 1962, on peut dire qu’il n’a jamais cessé d’y penser.
Armide de Christoph Willibald Gluck. Choeur Les éléments. Orchestre Les Talens lyriques. Direction. Christophe Rousset. Mise en scène, Lilo Baur. Du 5 au 15 novembre à l’Opéra-Comique. www.opera-comique.com