C’est une rareté qui se donne aujourd’hui à l’Opéra Comique, Armide de Gluck, tragédie lyrique inspirée de Lully dotée d’une superbe distribution ; Véronique Gens et Ian Bostridge.
La postérité est une divinité bicéphale et parfois schizophrène. Des œuvres tombent injustement dans l’oubli, d’autres survivent sans raison aux rides du temps. Et puis il y a les « faces B » de certains artistes : des pièces d’importance moindre, dont le public s’est peu à peu détourné au profit de monuments incontestables.
De Christoph Willibald Gluck (1714-1787), nul n’attaquera Orphée, Alceste ou Iphigénie. Figure réformatrice du théâtre lyrique, il a voulu placer les sentiments au centre du drame et faire de la musique l’expression du cœur. Son cosmopolitisme illustre aussi une certaine idée de la musique au Siècle des lumières, incarnant un lien entre les carcans de la tragédie baroque et l’épiphanie mozartienne. C’est pourtant vers ces carcans que se tourne le compositeur sexagénaire, alors qu’il est à Paris auprès de cette dauphine dont il fut, à Vienne, le maître de musique : Marie-Antoinette. La capitale française a toujours été le théâtre de querelles esthétiques, et les guérillas « musique française ou italienne », « cri du cœur ou de la raison », « primauté du mot ou de la note », ne cessent d’y battre son plein. C’est ainsi que Gluck accepte un défi : offrir une neuve partition à l’un des textes emblématiques du Grand Siècle, l’Armide de Philippe Quinault, que Lully mit en musique quatre-vingt-onze ans plus tôt, et qui constitue le sommet d’un genre aussi codifié que vénéré. La création de ce « Drame héroïque », en 1777, est accueillie avec respect mais froideur, et l’œuvre a perduré jusqu’à l’aube du XXe siècle : sa dernière représentation parisienne datant de 1915…
C’est donc avec une vraie curiosité qu’on attendait sa résurrection, sur la scène de l’Opéra-Comique, en 2022.
Pour être courtois, disons que l’on reste sur notre faim. En mettant ses pas dans ceux de Quinault, Gluck chausse forcément (fut-ce malgré lui) les pantoufles de tonton Lully : nait une partition singulière mais hybride, intéressante mais bâtarde, où l’auteur d’Orphée semble vampirisé par celui d’Atys. Bien sûr, l’orchestre a remplacé le clavecin pour les récitatifs, mais la dimension déclamatoire de la tragédie lyrique, inhérente à sa prosodie, est forcément présente, générant des tunnels souvent bavards. Pour certains passages canoniques de l’œuvre aînée, comme le grand air de Renaud « Plus j’observe ces lieux » on est troublé par le mimétisme mélodique, ne sachant si Gluck hésite entre le pastiche, l’hommage ou la copie. Fort heureusement, l’orchestre gluckiste retrouve çà et là son empire (les superbes chœurs ; l’acte III autour du personnage de La Haine…) mais la frustration perdure.
Aurait-il fallu un chef plus chahuteur que Christophe Rousset, visiblement amoureux de cette partition, mais qu’on aimerait plus violent, moins rond, plus criard, agressif ?
De même, la scénographie élégante, respectueuse et très esthétique de Lilo Baur pêche par joliesse. Décors et costumes sont ravissants, mais Armide reste une histoire de passion et de déchirement. Il y manque du sang.
Véronique Gens possède l’intelligence, la profonde musicalité et l’expérience pour incarner Armide. On regrettera peut-être que, pour cette superbe artiste, la prise de rôle n’ait pas eu lieu plus tôt. Tout comme Renaud, auquel l’admirable ténor britannique Ian Bostridge prête sa silhouette de gargouille médiévale, mais qui est — vocalement et scéniquement — plus vieil amant que chevalier fougueux.
Le reste de la distribution est équilibré et cohérent : joli doublé Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphall ; très beaux timbres des barytons Philippe Estèphe et Edwin Crossley-Mercer ; impressionnante Haine de Anaïk Morel ; excellent chœur Les Éléments… Mais lorsque le rideau retombe, on se dit qu’on réécouterait bien Lully, ne serait-ce que pour jouer au « Jeu des 7 erreurs ».
Armide à l’Opéra Comique, jusqu’au 15 novembre.
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