170 œuvres hétéroclites harmonieusement agencées au Louvre nous invitent à une réflexion aussi fertile qu’enthousiasmante sur le genre de la nature morte à travers les âges.
L’expression « nature morte » est malheureuse si on la compare au still life anglais suggérant la vie silencieuse des objets représentés. Immobiles en apparence, ils sont en réalité animés, par notre regard d’abord, mais aussi par leur contexte et l’évolution de la matière qui les compose. Les Choses, le brillant accrochage de quelque cent soixante-dix œuvres que propose le Louvre, retrace l’histoire de ce genre artistique. Laurence Bertrand-Dorléac, la commissaire, a créé entre elles un ingénieux dialogue en éliminant leurs frontières géographiques et chronologiques.
L’itinéraire de l’exposition est scandé par des mises en regard. Un tableau-piège de Daniel Spoerri fait écho à un court-métrage de Buster Keaton où l’acteur suspend à un mur les vestiges d’un repas collés à une table. La Madeleine à la veilleuse de Georges de La Tour inspire la scène finale de Stalker d’Andreï Tarkovski où la fille du protagoniste fait bouger, par sa seule pensée, les objets disposés sur une table. Ailleurs, une photographie macabre de Joel Peter Witkin et un court-métrage d’animation de Jan Švankmajer rendent hommage à deux caricatures végétales du maniériste Arcimboldo. Mais la plupart des rapprochements sont le fruit de l’intuition de la commissaire qui a notamment remarqué que La Chambre de Van Gogh à Arles reprend, à peu de « choses » près, les éléments d’un Intérieur hollandais de Samuel van Hoogstraten, une huile de la moitié du XVIIe siècle. Les mises en résonance de ce type, aussi réjouissantes que des cadavres exquis, vous invitent à une lecture interactive des œuvres tout au long de la visite.
Entre l’Antiquité et le début de la période classique, les natures mortes sont rares, en Occident du moins : c’est que l’art était assujetti à la rhétorique religieuse ; les choses n’avaient de sens qu’en tant qu’attributs d’une figure — héros, saint ou martyr. L’avènement du capitalisme a inversé ce rapport ; les objets profanes se sont retrouvés au premier plan à mesure que la chrétienté composait avec l’économie de marché. L’objet est devenu un fétiche, le ressort d’une allusion sensuelle ou matérialiste. Les vanités sont d’ailleurs des rébus. L’exposition en présente un bon nombre, ainsi que de célèbres figures d’animaux morts : l’Agnus Dei de Zurbarán, le Bœuf écorché de Rembrandt et la Tête de mouton de Goya. Des œuvres contemporaines, un ready-made de Marcel Duchamp, une cocotte remplie de moules de Marcel Broodthaers et un extrait de Playtime de Jacques Tati, évoquent l’aspect ludique des « choses » et font ressortir leur contrepoint mélancolique : chaque objet est un vestige en puissance, le memento mori d’un cabinet de curiosités.
Le désordre fécond qui organise les images de l’inconscient, à supposer qu’il s’agisse d’une organisation, est le principe de cette exposition conçue pour éveiller la sensibilité du spectateur. En juxtaposant judicieusement les œuvres plutôt qu’en les classant, celle-ci fait sauter leur cloisonnage, les montre sous un nouveau jour et vous incite à approfondir les liens que suggère leur conversation impromptue.
Les Choses, une histoire de la nature morte. Le Louvre. Exposition du 12 octobre au 23 janvier 2023.
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